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P. Veltz Le travail et l'individu au risque des réseaux

in P. Moati (ed), Nouvelle économie, nouvelles exclusions, Editions de l’Aube, 2003

 

Le thème de l'exclusion est généralement abordé comme une question renvoyant aux régulations de la société et de l'économie considérées globalement : chômage, défaillances de la redistribution publique, transformation des structures familiales et des modes de solidarité non-étatiques. Il peut donc sembler surprenant de lier ce thème aux mutations organisationnelles des entreprises, et, plus précisément encore, aux modalités d'obtention de l'efficacité qui sous-tendent ces mutations. C'est pourtant ce lien dont j'essaierai ici d'éclairer quelques facettes (en étant conscient bien sûr du caractère partiel et limité de cette démarche).

De nombreuses personnes dans notre société sont, et risquent d'être, laissées de côté ou mises en grande difficulté non pas seulement par l'exclusion du travail, mais par l'exclusion dans le travail, en lien avec les nouvelles configurations qui se développent dans l'activité productive (salariée ou indépendante). Les incertitudes qui pèsent sur les salariés ne sont pas seulement celles de l'accès à l'emploi, mais aussi celles qui surgissent et s'aiguisent dans le travail (voir notamment les résultats d'enquête réunis dans Paugam, 2000). La toile de fond est connue, et désormais abondamment décrite : c'est celle du passage d'un univers dominé par de grandes entreprises hiérarchiques à un univers où ces grandes entreprises se restructurent en externalisant massivement les activités à faible valeur stratégique et où le modèle d'organisation dominant, dans l'industrie comme dans le tertiaire, devient celui d'un assemblage fluide d'unités en compétition permanente. Ce modèle des "réseaux" n'est pas incompatible, bien au contraire, avec une centralisation du pouvoir économique. Il induit une série de glissements très importants dans les modalités de définition et de contrôle du travail, dont on peut énumérer quelques composantes : passage d'une discipline des moyens à une discipline des objectifs ; appel croissant à l'autonomie des subordonnés ; définition progressive du travail salarié comme prestation de service et non plus seulement comme programme à suivre, dans un espace et dans un temps clairement bornés ; déplacement du jugement d'efficacité des tâches vers les personnes ; mise en concurrence élargie des individus et raréfaction des positions de repli pour les "éclopés".

Même s'il convient de se méfier de la rhétorique de la "nouveauté" plus ou moins radicale, ces changements sont, à mon sens, suffisamment profonds et cohérents pour signaler un basculement de fond par rapport à ce qu'a été l'univers du travail au cours des dernières décennies, voire du dernier siècle, sous le régime de ce que l'on appelle par commodité le modèle "taylorien". Et il est fondamental de relier ces changements non pas à de simples modèles de gestion ou à des modes managériales plus ou moins éphémères, ou encore à l’émergence supposée d’une « nouvelle économie » fondée sur les technologies de l’information, mais bien à une mutation des schémas d'efficacité eux-mêmes, en résonance avec les changements à large échelle de l'économie et de la société. Le "nouveau monde industriel" qui émerge ainsi (Veltz, 2000) redistribue les cartes. Il offre à ceux qui sont les mieux dotés en ressources (culturelles et relationnelles, notamment) des opportunités d'action élargies et des perspectives excitantes. Il est en revanche déroutant et dangereux pour tous ceux qui ne disposent pas de ces ressources, et qui, pour de multiples raisons, ont du mal à être performant dans une société où "la norme n'est plus fondée sur la culpabilité et la discipline mais sur la responsabilité et l'initiative" (Ehrenberg, 1998).

Je commencerai par styliser à grands traits les changements qui me paraissent majeurs dans les univers dominés par la recherche de l'"efficacité" technico-économique, et dans la définition même de cette dernière. Puis, je proposerai diverses pistes de réflexion sur ce que sont, à mes yeux, les principaux risques entraînés par ces changements.

1. Un nouveau monde industriel ?

 

En parlant d'un changement profond d'univers "industriel", j'emploie cet adjectif non pas en référence à l'industrie comme secteur mais pour désigner les processus concrets faisant l'objet d'un jugement d'efficacité "opérationnelle", que ce soit dans la production de biens ou de services, la conception des produits ou des process, le commerce et les relations avec les clients. Ce que j'appelle "nouveau monde industriel", pour mettre l'accent sur la mutation de la composante d'efficacité, est très proche de ce que d'autres appellent "modèle de service" (voir Gadrey, Zarifian, 2002). A l’inverse, ma conception se démarque clairement du discours sur la « nouvelle économie » comme régime de croissance nouveau lié à la révolution des NTIC, discours dont la crédibilité s'est d'ailleurs dégonflée avec l’éclatement de la bulle internet (voir Gadrey, 2000). Bien entendu, les changements que je mets ici en exergue concernent aussi, et parfois de manière très forte, la sphère high-tech. Mais ils sont à la fois plus amples et plus génériques. De même, ils s’adossent souvent aux possibilités nouvelles offertes, dans la quasi totalité des branches, par les technologies de l’information, mais ces dernières n’en sont pas la source principale, qui se trouve davantage dans les modifications des conditions de la concurrence et de la structure des marchés.

Pour qualifier le basculement dont je parle, de multiples éclairages sont possibles. Je me borne ici à en souligner trois, qui me paraissent essentiels.

Première ligne de fracture : la crise, tantôt ouverte, tantôt latente et plus ou moins éludée, de la convention de "productivité" qui a dominé l'économie depuis un siècle et qui s'est épanouie plus spécialement, en Europe, durant les "trente glorieuses". Faire plus avec moins : tel était, et tel demeure, le cœur de ce concept de productivité. Mais plus de quoi, avec moins de quoi ? Les réponses à cette question, qui étaient claires dans les années 50-60 (plus de voitures avec moins d'ouvriers, par exemple), sont devenues beaucoup plus confuses. D'une part, les résultats (out-put) de la machine productive sont de plus en plus mal saisis par des "volumes", au fur et à mesure que croit la variété des produits et des usages, et que s'affirme l'importance déterminante des multiples facettes de la "qualité", irréductibles aux comptages traditionnels. D'autre part, les moyens (in-put) engagés pour produire ne sont pas moins difficiles à définir précisément. Certes, ils peuvent toujours se compter en heures de travail ou en heures de temps-machine : mais il se trouve que ces mesures sont de plus en plus décalées par rapport aux facteurs qui expliquent vraiment la croissance ou la stagnation des performances. L'obtention de la qualité, par exemple, ne s'explique pas par l'addition d'heures de travail, mais par la pertinence et la densité des coopérations entre les concepteurs des produits (biens ou services), les producteurs et, de plus en plus, les usagers eux-mêmes. Or cet exemple peut être généralisé. L'efficacité ne relève plus, comme dans le monde industriel classique, de la reproduction additive d'opérations routinisées – même s'il en subsiste plus que des traces, dans certains secteurs. Elle se joue, de plus en plus, entre les opérations, entre les individus et les collectifs qui composent une chaîne productive, dont la géométrie est par ailleurs de plus en plus ouverte et variable. La mesure temporelle de durée du travail, qui s'est construite progressivement dans l'histoire industrielle comme une sorte de monnaie ou d'équivalent général, n'est plus qu'un indicateur parmi d'autres, souvent très peu pertinent, des ressources engagées dans l'efficacité (paradoxe à l'heure des débats sur les 35 heures !).

On peut préciser cela en considérant trois grands univers productifs qui sont : l'univers de la conception ; l'univers de l'"arrière", c'est-à-dire des machineries-support de la production (grands systèmes techniques, usines, réseaux ; structures administratives de type "back-office") ; l'univers du "front", c'est-à-dire la relation avec le client ou l'usager. Dans le premier cas, l'efficacité se déploie de plus en plus sur le mode du projet, centralement organisé ou faisant appel à un réseau ouvert de contributeurs (comme, par exemple, dans le cas fascinant de Linux, logiciel co-produit par une multitude de programmeurs indépendants. Voir Alper, 1999 ; Foray, Zimmerman, 2001). Or la réussite d'un projet est évidemment celle de la confrontation-synthèse de "cultures" multiples, modèle qui n'a rien à voir avec le modèle industriel de productivité du type Charlot dans les "Temps Modernes". Dans le second cas, l'enjeu central, économiquement crucial, est la fiabilisation de machineries de plus en plus coûteuses et fragiles. Or, là encore, c'est la qualité de l'organisation, de la circulation des informations et de la coopération dans les collectifs humains qui gravitent autour des systèmes qui explique la performance, et non pas l'intensité et la justesse de gestes routiniers juxtaposés ou enchaînés. Enfin, dans le troisième univers, l'efficacité est par définition relationnelle, même si, paradoxalement, c'est là aussi que tendent à se concentrer aujourd'hui les formes les plus dures du taylorisme résiduel (tâches routinisées du commerce, des centres d’appels, etc.). Ajoutons enfin que, de plus en plus, les critères d'efficacité productive et opérationnelle sont coiffés par des critères financiers dont la connexion avec les premiers reste en partie opaque, dans la mesure où cette connexion est liée à des jugements éminemment subjectifs et souvent mimétiques : jugement global sur l’activité et ses potentialités porté par les analystes financiers et les actionnaires ; "capital de confiance" accumulé auprès d'une clientèle fidélisée à travers une marque ou une image, et qui doit survivre quelles que soient les vicissitudes des conjonctures et d'une production concrète de plus en plus largement externalisée.

Une deuxième grande ligne de fracture, directement liée à ce flou croissant de la "productivité" et à la montée d'une efficacité à soubassement relationnel, est une manière nouvelle de lier l'individu et le collectif. Si l'on accepte ce qui vient d'être dit, cela signifie que l'efficacité est de plus en plus intrinsèquement collective, à de multiples niveaux. D'où l'exaltation justifiée du travail d'équipe, de la coopération, de la communication, de la cohérence culturelle comme facteurs-clé de performance. D'un autre côté, toutefois, on assiste au grand retour de l'individu : non plus l'individu anonyme, sériel, du taylorisme ; mais l'individu considéré dans sa singularité, avec sa subjectivité, ses talents et ses compétences propres. On ne saurait surestimer cette évolution, qui est dans une large mesure sociétale et déborde la sphère des entreprises mais qui, dans cette sphère, prend l'aspect d'un basculement spectaculaire. Après s'être évertués pendant un siècle à machiniser les individus, à les dépouiller de leur individualité pour les réduire à des gestes, voici que les dirigeants des firmes se font les chantres de l'engagement de l'individu, veulent promouvoir son autonomie et sa responsabilité. Et ils le font non pas par soumission à une mode ou pour faire des effets de manche humanistes, mais, d'une certaine manière, par nécessité technique. Car les schémas dé-responsabilisants du taylorisme sont devenus socialement inacceptables, notamment par une large fraction des jeunes, et surtout ils se sont progressivement révélés comme clairement contre-productifs dans les nouvelles conditions de la concurrence.

Troisième grande tendance, cohérente avec les deux précédentes : la suspicion jetée sur les organisations hiérarchiques et intégrées traditionnelles et l'irrésistible ascension de schémas d'organisation en "réseau". Le grand mot est lâché, et il est évidemment trop polysémique pour être tout à fait honnête. Sans entrer dans les détails, on peut distinguer au moins deux grandes acceptions du mot "réseau". Un premier type peut se définir par le flou et l'opacité des relations de pouvoir (en particulier, à l'égard de tous ceux qui sont extérieurs au réseau) et le caractère principalement implicite des contrats et des obligations. Ce type de réseau existe depuis très longtemps dans l'économie : pensons aux cartels marchands qui forment l'étage supérieur du premier capitalisme décrit par Braudel, aux keiretsu japonais, aux réseaux familiaux, ethniques ou religieux qui ont été, et qui restent dans une large mesure, les vecteurs privilégiés des mondialisations successives. Ces réseaux du premier type servent en général à se protéger du marché et de la concurrence plutôt qu'à s'y soumettre. Les organisations en réseau qui se développent à partir des grandes bureaucraties des firmes, et auxquelles nous nous référons ici principalement sont, à l'inverse, des organisations dans lesquelles les relations de pouvoir sont clairement affichées, les contacts explicites, et dans lesquelles les régulations par la concurrence marchande (ou simili-marchande) se développent fortement, en lieu et place des régulations hiérarchiques et administratives traditionnelles. Elles prennent des formes concrètes multiples, qui gravitent toutefois autour d'un schéma dominant : celui de la firme "étendue", aux contours de plus en plus poreux, fonctionnant comme un ensemble de cellules opérationnelles et relativement autonomes, sous forte contrainte de résultat et sous contrôle d'un centre stratégique. Ces cellules sont reliées par un réseau complexe de contrats. Elles peuvent appartenir à la firme-noyau (comme "business units" spécialisées, ou comme filiales) ou simplement s'intégrer de manière plus ou moins flexible et précaire dans une chaîne de valeur coordonnée par l'acteur central. Bien entendu, ce type de réseau formel se combine souvent, dans la pratique, avec des réseaux beaucoup plus informels du premier type. C'est le cas, par exemple, lorsque les firmes s'appuient sur des milieux de professionnels très qualifiées (comme dans les industries high tech ou les industries de spectacle), milieux qui sont eux-mêmes structurés par toutes sortes de groupements ou d'alliances plus tacites qu'explicites.

Il serait trop long ici de développer les multiples raisons convergentes qui expliquent cette montée des schémas en réseau. Une raison essentielle est bien sûr le partage et la diffusion des risques. Mais cette logique se combine à une autre logique, rarement mise en exergue et pourtant fondamentale à mes yeux : c'est celle de réseau comme moyen de faire face au flou croissant qui règne sur les mesures et sur les déterminants de l'efficacité, évoqué plus haut. Quand on ne sait plus définir et planifier ex-ante une performance, il est plus facile de l'organiser en mettant en concurrence des unités – soit par des comparaisons systématiques (benchmarking), qui deviennent un outil d'émulation et de pression très puissant, soit carrément par la concurrence marchande. Il est moins coûteux et plus sûr, du point de vue de la gestion, de passer avec une telle unité un contrat d'objectif global, que de s'épuiser à organiser dans le détail des tâches productives et d'affronter les multiples rigidités internes. Les grandes opérations d'externalisation récentes, comme celle qui a conduit Alcatel à se séparer de la totalité de ses usines pour devenir une entreprise "fabless", répondent surtout à cette logique de simplification : il est désormais plus facile et plus efficace de gérer des sous-traitants que des salariés.

Crise de la "productivité", montée de l'individu, développement des organisations en réseau : l'univers d'efficacité qui se dessine ainsi est, on le voit, en opposition avec l'univers industriel qui a dominé le siècle dernier. Enumérons, pour clore cette mise en place du contexte, les principaux effets de ce changement sur la définition et la régulation du travail, en cinq points :

1) Substitution, dans la définition des tâches et des activités, individuelles et collectives, d'une prescription synthétique par les objectifs à atteindre à la prescription analytique, plus ou moins détaillée, des moyens et des chemins à parcourir.

La définition du contrat de travail comme une disponibilité temporelle (encadrée) assortie d'un programme d'opérations à exécuter est au cœur du droit du travail comme de la conception hiérarchique-taylorienne. Elle contraste avec les formes plus anciennes de subordination personnelle. Or le travail, dans le nouveau contexte, redevient progressivement une prestation globale à exécuter pour un commanditaire, hors contrainte de temps et sans définition précise du chemin à suivre, y compris en contexte salarié ; l'acte d'achat-vente du travail glisse progressivement de l'achat-vente d'un temps de disponibilité à l'achat-vente d'un service.

2) Passage d'une norme de performance techniquement planifiée à une norme de performance définie de manière expérimentale, itérative et procédurale, la procédure de base étant la mise en concurrence.

L'énorme effort d'objectivation substantielle de la performance (en particulier autour des mesures du temps) devient peu à peu obsolète. La performance est de moins en moins définie ex-ante par des actions administratives, elle se pilote par la mise en concurrence systématique, l'alignement sur la performance des meilleurs. Le bon niveau de performance est celui des survivants. Ceci vaut pour les équipes, à toute échelle, et aussi pour les réseaux de sites des multinationales, systématiquement mis en concurrence les uns avec les autres. "Auparavant, l'objectif était toujours de 5 %. Quiconque avançait un chiffre supérieur était qualifié d'inexpérimenté. Aujourd'hui, si vous proposez de réduire les stocks de 20 %, vous êtes bien embarrassé parce qu'un autre a déjà placé la barre à 25 %". (Propos d'un responsable de Philips, cité dans Ghoshal, Bartlett, 1998).

3) Passage d'une définition planifiée et rigide de la division du travail à une définition expérimentale, itérative et en partie informelle.

Le système des tâches est en mutation permanente. De nombreux objectifs sont fixés collectivement, à charge pour les équipes de se répartir le travail. La question centrale n'est plus : "How to do this job right ?", mais "What is the right job to do ?". La gestion des parcours individuels se fait moins sur la base des "postes" à tenir que sur la base des "compétences" acquises ou requises (Zarifian, 2001 ; Lichtenberger, Paradeise, 2001; Sociologie du travail n° 1, 2001). Les pôles d'accumulation et de diffusion des compétences et des savoirs se créent de plus en plus spontanément et transversalement par rapport aux schémas officiels (voir l'exemple de la diffusion des connaissances informatiques, qui se réalise de manière très largement informelle, analysée par M. Gollac) (Gollac, 1996).

4) Appel croissant à la mobilisation subjective des individus et transformation du concept d'autonomie.

Le manque de motivation apparaît comme l'obstacle premier à l'égard de performances désormais cruciales comme la qualité ou la réactivité. A la prescription des gestes et même des procédures (désormais relativement inopérantes, car décalées par rapport aux situations concrètes) se substitue plus ou moins fantasmatique le projet d'une "prescription de la subjectivité" (Clot, 1999). L'autonomie ne peut plus se définir principalement comme marge de manœuvre par rapport à une réglementation des moyens du travail, ou comme jeu avec des prescriptions disciplinaires très formalisées, dès lors que la prescription par les buts se substitue à la prescription par les moyens. Elle se définit, de manière plus « spinoziste », comme la capacité de chacun d'accroître sa puissance d'action au sein d'un collectif ouvert et d'un système de règles mouvantes (voir Chatzis, al., 1999).

5) Diffusion du mode contractuel comme mode dominant de régulation.

Ce mode contractuel, nettement plus "naturel" dans l'univers anglo-saxon que dans la tradition française, comme l'a bien montré Ph. d'Iribarne (Iribarne (d'), 1989), tend à se généraliser. Les relations entre unités sont définies comme des relations "client-fournisseur". Les relations entre salariés et firmes sont vécues sur le mode du donnant-donnant, dans une perspective de court terme. Les jeunes qualifiés, en particulier, acceptent de moins en moins le deal traditionnel selon lequel, grosso modo, on est payé en-dessous de sa "productivité" en début de carrière, et au-dessus en fin de carrière, schéma exacerbé dans les professions libérales comme le droit ou la médecine (voir quelques conflits récents…), mais valable aussi, à un moindre degré, dans l'industrie traditionnelle. Bien entendu, les formes contractuelles sont multiples et ne se ramènent pas toutes aux contrats de marché à court terme (une prestation contre un prix, sans engagement ultérieur). Mais à travers leur extension se diffusent deux idées : la première est que les engagements doivent être explicites ; la seconde, plus importante bien que souvent souterraine, est qu'il n'y a pas d'engagement débordant le contrat. Ce dernier point est essentiel, et définit, à la limite, le « mercenariat » comme le mode normal de relation entre une firme et un salarié. L'entreprise apparaît de plus en plus comme un assemblage complexe de contrats, d'échanges de contreparties et de moins en moins comme une "institution", source d'obligations générales dépassant le cadre contractuel.

2) Les paradoxes du réseau : loyauté et liberté

Les nombreux promoteurs des organisations en réseau diffusent surtout un discours apologétique. Le réseau, à les entendre, aurait réponse à tout, en conciliant la puissance et la flexibilité, l'énergie et la rapidité. Le réseau fait des miracles : il fait « danser les éléphants » (Moss Kanter, 1989). Ce n'est évidemment pas aussi simple.

Par rapport à la grande structure plus ou moins monolithique, le réseau offre les avantages combinés de la souplesse des relations et de la spécialisation des unités de base. Mais son efficacité globale est en permanence menacée par deux phénomènes : la fluidité des relations fragilise l'accumulation et la stabilisation des savoirs ; elle rend incertaine la convergence des buts et des actions. Double problème, donc, du point de vue de l'innovation et du point de vue de la cohésion.

Le réseau idéal, à cet égard, est celui dont les membres seraient à la fois parfaitement loyaux et aussi libres que possible. La liberté constitue l'aliment principal de la créativité. La loyauté garantit la stabilité et la convergence. On notera au passage que ce modèle idéal d'un réseau où les membres sont à la fois libres et loyaux correspond à l'image du monde scientifique, du moins tel qu'il se rêve. Le problème est que, dans les firmes-réseaux, ni la loyauté, ni la liberté ne vont de soi. Bien des forces – et c'est le paradoxe – agissent précisément en sens inverse. Dans l'éthique mercenaire du donnant-donnant et de réduction a minima des promesses et des engagements, les valeurs de loyauté et de fidélité, allant au-delà de la lettre du contrat, sont logiquement en baisse. Quant à la liberté, elle est à la fois exaltée sous l'angle de l'autonomie et de la responsabilité et tenue en suspicion par les instances centrales qui sont naturellement angoissées par la nécessité de maintenir une discipline d'ensemble au sein de systèmes de plus en plus complexes, dispersés géographiquement, socialement et techniquement.

Développons brièvement ces paradoxes. Ce qui caractérise l'espace social du nouvel univers industriel, c'est qu'il est tissé de relations coopératives très fortes, mais précaires, temporaires, réversibles et toujours fonctionnellement orientées, en ce sens qu'elles font référence aux objectifs communs (plus ou moins contingents), mais non à des dimensions plus larges de partage d'horizon ou de valeurs, comme c'est le cas dans les communautés traditionnelles ou citoyennes. Certes, des tentatives multiples sont menées par certaines firmes pour élargir les bases communes de valeurs. Mais elles ressemblent souvent davantage à des imitations "kitsch" qu'à une culture authentique. Dans les firmes, les engagements peuvent être forts, mais ils sont limités dans le temps et conditionnels. Cette variabilité des liens et des appartenances déborde d'ailleurs largement la sphère du travail, pour apparaître comme une donnée anthropologique centrale de la société contemporaine (Coninck (de), 2001a ; Coninck (de), 2001b ; Gauchet, 1998). Dans l'économie, le prototype de ce type de relations à la fois fortes, précaires et fonctionnelles est l'organisation en projet, qui s'étend considérablement à la fois au sein des entreprises et entre les entreprises. Dans certains cas, on assiste même à une certaine substitution du projet comme entreprise "temporaire" ou "démontable" à la forme ancienne de la firme. Des professionnels qui assemblent leur compétence dans des configurations ouvertes à géométrie perpétuellement variable : ce schéma est désormais loin d'être marginal. Du point de vue de l'innovation, ces schémas mouvants sont a priori très efficaces. L'ouverture du réseau facilite l'agrégation de compétences nouvelles. La diversité des acteurs encourage la créativité et décourage les conformismes. L'exemple de Linux, déjà cité, montre comment un réseau ouvert de concepteurs, travaillant librement et indépendamment, peut engendrer des produits complexes et hautement performants, qui en arrivent aujourd'hui à concurrencer ceux de la machine hyperorganisée de Microsoft. Il est vrai que Linux dispose aussi d'un mécanisme central de tri et de validation des concours apportés par les programmeurs indépendants. D'une certaine façon, la liberté d'action et de pensée des créateurs – que revendiquent par exemple vigoureusement une partie des acteurs-clé du monde Internet (voir Himanen, 2001, à propos de l'"éthique hacker" ; Flichy, 2001, sur les imaginaires de l'Internet) – est une condition cruciale du développement économique. L'économie marchande oublie en permanence, en effet, qu'elle vit dans une large mesure aux crochets de la science, qui fonctionne sur un mode d'accumulation des savoirs radicalement différent. Et il est clair que l'une des grandes questions du futur proche (au cœur des débats sur la dite "nouvelle économie") sera de savoir si la diffusion rapide des modèles marchands de la propriété intellectuelle privatisée dans un univers jusqu'ici caractérisé par l'accès libre et gratuit aux connaissances ne va pas, en partie, stériliser l'innovation. Il n'en reste pas moins que, vu de la firme, la contrepartie de la créativité du réseau ouvert est la volatilité potentielle des savoirs agrégés. Et cette volatilité ne peut être conjurée que par une stabilité minimale du réseau humain. Les outils du type "knowledge management" que mettent en place les entreprises pour tenter de mettre en boîte leurs savoirs diffus ont, à l'évidence, de fortes limites. Une grande partie des connaissances utiles est trop contextuelle pour être ainsi formalisée, comme le constatent les firmes qui veulent capitaliser l'acquis des divers projets successifs. Ajoutons que cette volatilité des savoirs pose également problème dans l'exploitation courante des systèmes de production et dans la fiabilisation des systèmes techniques. De nombreux travaux ont montré combien la rotation trop rapide des équipes (notamment du fait du développement de la sous-traitance ou de l'intérim) pouvait mettre en danger la maîtrise collective des outils et des systèmes ().

Du point de vue de la cohésion, les choses ne sont pas plus simples. La grande entreprise traditionnelle se donnait les moyens directs d'intégrer les buts individuels dans l'effort collectif, à la fois par la discipline explicite du temps et des comportements, par les contrôles indirects exercés via les outils du travail, et aussi par l'intériorisation de cette discipline dans les sentiments de fidélité à l'égard de la firme-institution, sentiments d'autant plus rationnels que les salariés savaient leur sort lié durablement à celui de leur employeur. Dans un univers où les engagements réciproques entre la firme et ses agents sont en baisse rapide – la firme ne peut plus s'engager dans le temps, pourquoi l'employé le ferait-il ? – et où les situations mouvantes conduisent à des stratégies individuelles d'optimisation à court terme, le décalage risque de s'accroître entre les besoins de cohérence de la firme et les comportements d'une partie de ses employés. Du fait de sa taille, de son éclatement, de ses frontières ouvertes, la firme a plus que jamais besoin de loyauté. Or l'univers moral du réseau encourage un modèle mercenaire et valorise de facto les comportements de "passager clandestin" ("free rider" : celui qui tire avantage d'une situation, sans en payer le prix). Il ne faut donc pas s'étonner de voir de grandes entreprises globalisées remettre à l'honneur des codes de discipline (voir le cas de Philips, dans Bartlett, Goshal, 1998). Mais les firmes elles-mêmes, et les élites qui les dirigent, donnent bien des exemples de free-riding. (Vis-à-vis des infrastructures publiques, par exemple, en installant les sièges sociaux là où la fiscalité est la plus légère, les usines là où les règles environnementales sont les plus basses, etc.). De même, l’éthique et le contrôle des risques de corruption deviennent un enjeu central : les systèmes logistiques (« supply chain management ») sont particulièrement vulnérables, parce qu’ils mettent en jeu de multiples intermédiaires, et des acteurs à risque comme ceux du monde maritime et portuaire.

3) Les individus dans la firme-réseau : érosion des protections et surexposition de soi

Quelles sont les compétences et les comportements nécessaires pour réussir dans ce monde ouvert et variable des réseaux ? On sent bien que les qualités pour être un acteur compétent et efficace dans cet univers ne sont pas les mêmes que celles qui prévalaient dans l'univers ancien et traditionnel des grandes bureaucraties et des systèmes de travail fortement normés a priori. L'aptitude aux "jeux de réseau" n'est pas donnée à tous. Elle suppose l'acceptation d'un certain flou dans les appartenances, et un certain confort vis-à-vis de la multi-appartenance. Or, ne pas savoir exactement à quelle organisation on appartient (ce qui est le cas par exemple dans les cascades de sous-traitance) n'est pas seulement un facteur d'embarras pour de nombreuses personnes. En poussant à la limite, ce flou des appartenance renvoie in fine au fait qu'on n'appartient qu'à soi – et donc qu'on est soi-même responsable de ses échecs et de ses réussites. La compétence-réseau implique également la capacité de bâtir des alliances mouvantes, et donc à la fois de percevoir les opportunités de ces alliances et de se doter de la mobilité nécessaire pour les concrétiser. Elle implique enfin une habileté particulière pour trouver la bonne distance entre l'identification au groupe et la sauvegarde des intérêts personnels, la bonne combinaison entre la capacité de s'exposer, en utilisant la variété des relations que permet le réseau, et celle de se protéger, en jouant sur ses opacités. Enfin, la compétence et la valeur individuelle se manifestent davantage, aux yeux des autres et à ses propres yeux, par la capacité de construire une trajectoire inter-firmes que par la fidélité à une organisation. P-M. Menger fournit une analyse très fine des relations entre individus (en l'occurrence, "professionnels") et réseaux (en l'occurrence plus informels que formels) dans le cas des métiers artistiques. Il montre comment les réseaux à la fois stimulent la quête individuelle d'originalité et protègent les personnes des conséquences les plus perturbatrices des échecs – "en offrant des ressources collectives de rationalisation rassurante et de défense contre le découragement" (Menger, 1993 ; ces thèmes sont développés dans Menger, 2002).

Ceci, bien entendu, ne vaut que pour ceux qui savent apprivoiser les réseaux et se faire adopter par eux. Pour ceux qui ne le savent pas, le fait d'être plongé dans un univers à la fois très mouvant et très exigeant peut devenir synonyme de perte de repère et de solitude accrue. Pour ceux-là, le nouveau monde industriel signifie surtout l'érosion des protections traditionnelles et la surexposition angoissante de soi, par rapport à des performances qui ne sont plus seulement fixées du dehors mais deviennent des exigences intériorisées.

Evoquons brièvement, pour finir, quatre aspects qui peuvent conduire, me semble-t-il, à de grandes difficultés individuelles, et parfois collectives.

1) La réduction des protections et la montée des incertitudes liées au caractère mouvant et en partie auto-organisé de la division du travail.

Comme on l'a déjà noté, la distribution des tâches, des savoirs et des positions de pouvoir revêt un aspect largement informel, en raison à la fois du caractère auto-cumulatif d'agrégation des savoirs et des pouvoirs dans certains lieux et de la mutualisation informelle de nombreux apprentissages. Ceci crée bien sûr des ouvertures, des respirations par rapport aux formes planifiées et rigides de division du travail et des positions, comme celle que l'on trouve encore dans les administrations publiques, par exemple, et qui sont totalement décourageantes pour de nombreux agents dont le travail n'est jamais véritablement "évalué". Mais cela met en péril, évidemment, ceux qui ne sont pas capables de se "brancher" aux bons endroits et de capter ces mouvements informels.

Contrairement à une image d'Epinal trop répandue, les inégalités et les incertitudes étaient très fortes dans le monde salarié durant les "trente glorieuses" (Dubet, 2000). Mais, en deçà même des dimensions strictement juridiques, il existait un ensemble de structures de protection relativement efficaces. La grande organisation traditionnelle, privée ou publique, réalisait une solidarité de fait entre les agents les plus qualifiés et les moins qualifiés, les plus aptes et les moins aptes. Dans les grandes firmes traditionnelles, comme dans les administrations, il y avait toujours une place pour les "éclopés". C'est encore vrai dans le secteur public, mais cela existe de moins en moins dans le privé. A l'échelle des unités du travail quotidien, les équipes fonctionnant dans le cadre d'une hiérarchie et/ou d'un métier – c'est-à-dire régies par des normes professionnelles et des obligations de moyens plus que de résultats – étaient des structures en partie opaques au regard extérieur où les plus forts savaient (et devaient, en vertu d'une éthique ancienne) protéger les plus faibles, que cette faiblesse soit accidentelle et temporaire ou plus structurelle et durable.

Or ceci devient évidemment beaucoup plus difficile quand l'équipe est jugée collectivement non pas à partir d'une norme professionnelle ou d'un programme planifié à respecter, mais sur une exigence de résultats, en situation de compétition ouverte avec les autres équipes. L'intérêt de tous, dans ce cas, est qu'il n'y ait pas de "bras cassé" dans l'équipe et que tous contribuent également à la performance ! Ceci est d'autant plus accentué que le principe de constitution des équipes est la cooptation. De plus en plus, les entreprises se rendent compte du fait que l'équilibre interne des équipes est subtil et crucial dans leur performance. La cooptation progresse donc. C'est une ouverture, là encore, par rapport aux mécanismes rigides anciens. Mais la cooptation est cruelle pour les plus faibles, qui risquent de rester sur la touche. Et elle peut conduite à des comportements prédateurs, comme, par exemple, celui des cadres qui "font leur marché" en sélectionnant leurs collaborateurs dans des situations de forte réorganisation, comme celles des grandes fusions.

Quant au principe de règlement des difficultés, il tend à être géré plutôt sur le mode de la "défection" que sur celui de la "prise de parole", pour reprendre les catégories classiques d'Hirschmann (Hirschmann, 1970). La fluidité des contrats fait qu'il est plus simple de quitter une équipe (ou d'obliger quelqu'un à la quitter) que d'engager des processus complexes de réajustements mutuels. C'est ainsi que peuvent se créer, au sein même des firmes, des processus silencieux d'exclusion par mise en retrait, mise en marge, sans que personne dans la structure n'ait intérêt à "payer le prix" d'une réinsertion effective de ces individus oubliés ou marginalisés, processus de réinsertion qui sont théoriquement possibles, mais qui sont coûteux et longs. (Voir le cahier spécial de l'ANACT en 1999 sur ce sujet). Enfin, ce qui vaut à l'intérieur de la grande firme vaut plus encore pour l'espace fluide de la nébuleuse des firmes périphériques ou des acteurs plus ou moins free-lance qui gravitent autour de la firme-noyau. Quand un paquebot fait eau, cela se voit. Quand, dans une flottille aux contours indéfinis, certains petits bateaux font naufrage, d'autres les remplacent. La perte de visibilité (y compris statistique) des trajectoires négatives des individus et des firmes est sans doute un des problèmes majeurs de l'univers industriel des réseaux.

2) L'euphémisation et la dispersion de la conflictualité, et la miniaturisation des exigences de justice.

M. Gauchet considère, à juste titre, le recul de la conflictualité comme une caractéristique majeure de notre société. "De l'âge de l'affrontement, nous passons à l'âge de l'évitement" (op. cit. p. 166). Le monde-réseau n'aime pas le conflit, puisque sa logique fondamentale est la gestion par la concurrence marchande, donc par la défection. Entre une grande entreprise et ses salariés, des conflits surgissent où s'affrontent des volontés et des arguments : ces conflits sont une forme de dialogue. Entre un client et ses fournisseurs, la solution du conflit est le changement de fournisseur, ou éventuellement le recours à la justice. Le monde-réseau exalte, d'autre part, l'identification complète aux objectifs de la firme ou de l'unité concurrentielle à laquelle on appartient. Il suppose que les objectifs des individus se superposent étroitement avec ceux de la mini-organisation. En aplatissant ainsi la norme de performance sur la seule dimension du résultat concurrentiel, il rend plus difficile les positions de distance, de retrait partiel, d'humour, voire de double jeu, qui existaient dans le monde industriel traditionnel et qui, d'une certaine manière, donnaient du relief à la vie du travail. Par exemple, les ouvriers de métiers pouvaient combiner un grand respect de la norme professionnelle (le travail bien fait, soigné) et une opposition virulente au patron.

Enfin, par construction pourrait-on dire, le monde-réseau disperse et dissémine les occasions et les lieux de conflit. Là encore, il y a des aspects positifs. C. Midler, ainsi, fait remarquer que, du point de vue de l'efficacité, des micro-conflits entre cultures professionnelles au sein des projets sont plus productifs que des macro-conflits stériles entre des grandes divisions des firmes (Midler, 1995). De même, sous l'angle social, on peut penser que cette dispersion ramène les sujets de conflit au plus près des réalités du terrain et éloigne les macro-conflits trop institutionnels ou excessivement politisés. Mais le versant négatif est que tendent à disparaître les lieux et les occasions où les problèmes de fond peuvent être débattus et que s'accumulent ainsi des frustrations muettes, susceptibles d'exploser brutalement. La grande difficulté pour les organisations syndicales à épouser la structure éclatée de leurs interlocuteurs, surtout lorsqu'elle s'accompagne d'une dimension internationale, constitue à cet égard un problème majeur.

Une autre conséquence de ces changements est la difficulté croissante qu'éprouvent les individus pour se représenter ce que pourrait être un système équitable à grande échelle. Les très grandes entreprises (dans l'automobile, la sidérurgie, la chimie) ont longtemps joué un rôle de laboratoire des compromis sociaux nationaux et d'illustration exemplaire et pédagogique de ces compromis (par exemple, pour le partage des gains de productivité). En ce sens, elles étaient des méso-structures, dépassant le niveau micro. Dans le foisonnement actuel des accords et des négociations semblent surtout se refléter des rapports de force locaux, sans signification ni résonance d'ensemble. Ceci est d'autant plus fort en France que la négociation de branche n'est pas, comme en Allemagne, un niveau véritablement actif, et que la négociation d'entreprise subit évidemment les conséquences de l'éclatement de ces dernières. Or ce qui est vrai dans les domaines classiques des accords "sociaux" l'est sans doute de manière plus générale. L'exigence de justice est fondamentale. On n'imagine pas un système durablement efficace où les acteurs auraient le sentiment de baigner dans l'injustice. Mais cette exigence se segmente et se miniaturise. Elle se limite à des sphères proches. Et ceci, paradoxalement, explique peut-être aussi la bonne santé des corporatismes en tous genres. Comme personne n'est plus capable de donner une forme lisible et visible à des modèles d'équité valables pour l'ensemble de la société, l'exigence de justice est rabattue sur les univers vis-à-vis desquels le sentiment d'appartenance est le plus clair, le plus immédiat, le plus "naturel".

3) La surexposition des personnes

J'emprunte ici cette expression au titre d'un remarquable ouvrage collectif coordonné par J. Ion et M. Peroni, qui l'appliquent aux agents placés dans des situations d'engagement "public" où, derrière les rôles (celui du travailleur social, du fonctionnaire, de l'usager des services publics) les individus doivent en réalité "répondre de leur personne", s'exposer non pas en tant que porteur d'une fonction générique, mais en tant qu'individu singulier (Ion, Peroni, 1997). Il me semble en effet que cette analyse s'applique beaucoup plus largement aux situations de travail modernes, ne fût-ce qu'en raison de l'affichage "public" croissant qui est donné aux résultats des individus et des équipes dans l'univers concurrentiel des réseaux.

Le changement de fond est, à mes yeux, celui-ci : les performances attachées aux tâches étant de moins en moins objectivables et objectivées, sinon dans la mise en concurrence, le jugement d'efficacité se déporte de la tâche (de son accomplissement plus ou moins conforme à la norme pré-fixée) vers l'individu lui-même. Le jugement n'est plus : "Untel a plus ou moins bien fait ce qu'on lui demandait", mais : "Untel est bon, mauvais, nul". Ceci est évidemment d'autant plus marqué que les tâches sont plus ouvertes, les objectifs plus globaux. Pour le sportif, on peut se fier au chronomètre, comme pour l'ouvrier taylorien. Pour le musicien, l'espace de jugement est déjà plus ouvert. Pour l'acteur, le chercheur, la mise en jeu dans le travail est directement une mise en jeu de soi-même. Or ce type de situation est de plus en plus courant, y compris pour des tâches considérées comme relativement peu qualifiées. R. Bercot, à partir d'analyses concrètes menées sur des situations de passage d'équipes traditionnelles à des équipes autonomes, fait observer que, dans les processus de communication et de coopération, la position personnelle de l'individu compte plus que le contenu même des propositions qu'il formule (Bercot, 2001). On dira que cela n'est pas nouveau, mais on comprend bien comment, dans le contexte de l'équipe "autonome", cette balance rôle/individu se déplace vers le second pôle. De même, dans une ambiance qui exalte les "compétences", le travail d'équipe et les relations horizontales, la légitimité du pouvoir vertical hiérarchique est davantage discutée. Là encore, la source de légitimité se déplace de la position vers la personne.

Ceci est, d'autre part, renforcé par le fait que l'espace de jugement est potentiellement de plus en plus ouvert et que chacun peut être comparé aux autres dans un champ concurrentiel fluide et large, par exemple dans les processus de cooptation déjà évoqués, ou dans les processus d'évaluation. F. Dubet, dans l'ouvrage cité, présente une analyse stimulante de la concurrence scolaire qui peut ici servir de métaphore. Il note que, paradoxalement, la suppression des filières spécifiques au profit d'une école de masse où règne la compétition "égalitaire" généralisée de tous avec tous va de pair avec le déclin de fictions comme celle de l'"équivalent-temps" (si tel élève a de moins bons résultats, c'est parce qu'il travaille moins). De plus en plus, l'individu est mis à nu. Si les résultats sont mauvais, c'est parce que l'élève est mauvais (Dubet, 1997).

Enfin, dans cet espace de comparaison aux frontières indéfinies, la capacité de se présenter, d'attirer l'attention, de séduire (les autres membres du collectif du travail, les clients, les chefs) devient une composante cruciale du travail. Le travail-séduction est, d'ailleurs, comme par hasard, celui qui est le plus valorisé : travail du commercial, du marketing, du spectacle, etc. Dans le "savoir-être" cher aux consultants qui établissent les grilles de compétences, il faut souvent lire : "savoir montrer ce qu'on est". Un cas limite, mais intéressant comme tel, est celui des sites web de "free-advice" où des individus mettent à disposition des internautes les expertises les plus ouvertes (sans spécialité définie a priori) en étant cotés et rémunérés par des systèmes de points mesurant la fréquence et la satisfaction des correspondants : le travail se définit ici par la mise à disposition de soi, l'art de capter l'attention étant le ressort central de l'efficacité (Frauenfelder, 2000). Le problème est que tout le monde n'a pas l'envie et les capacités nécessaires pour entrer dans ces processus de séduction permanente. L'exposition de soi tourne facilement à une sur-exposition angoissante. Et l'oubli, la sous-exposition guettent ceux qui privilégient trop le savoir-faire sur le faire-savoir.

Au total, comme le note S. Bellier, le management moderniste demande à chacun de se comporter comme sont censés se comporter les cadres (Bellier, 1998). Mais, comme l'ont excellemment montré N. Aubert et V. de Gaulejac, nombreux sont les cadres qui trouvent que se comporter comme des cadres est bien difficile. Car, à force de vouloir coller à une image d'excellence, et d'investir dans le travail non seulement ses efforts ou une ascèse de devoir à la Max Weber, mais l'estime de soi, tout échec ou désaveu est vécu comme une blessure profonde (Aubert, Gaulejac (de), 1991).

A. Ehrenberg analyse les liens entre cet univers où "la mesure de l'individuel idéal est moins la docilité que l'initiative" et les pathologies contemporaines. Il y voit le point focal du passage de la névrose culpabilisante à la dépression comme pathologie centrale : "La dépression est la pathologie d'une société où la norme n'est plus fondée sur la culpabilité et la discipline, mais sur la responsabilité et l'initiative. Hier, les règles sociales commandaient des conformismes de pensée, voire des automatismes de conduite ; aujourd'hui, elles exigent de l'initiative et des aptitudes mentales. L'individu est confronté à une pathologie de l'insuffisance plus qu'à une maladie de la faute, à l'univers du dysfonctionnement plus qu'à celui de la loi : le déprimé est un homme en panne". (Ehrenberg, 1998, p. 16 ; voir aussi Ehrenberg 1991 et 1995). En ce sens, les analyess d’Ehrenberg, bien qu’étrangères à l’univers de l’entreprise quant à leurs sources empiriques, fournissent sans doute une des clés théoriques les plus pertinentes pour comprendre ce qui se passe aujourd’hui dans le monde du travail.

Pour conclure , je formule un souhait : qu'on ne lise pas ce qui précède comme une dénonciation unilatérale du nouveau monde du travail et de l'"horreur managériale" néo-libérale, mais comme un ensemble de réflexions apportées à l'examen critique d'une mutation complexe et profondément ambivalente (ou plutôt : multivalente). Par exemple, mettre le projecteur sur les "compétences" des individus plutôt que sur les routines impersonnelles des postes de travail, comme dans les nouvelles politiques de gestion des ressources humaines, renvoie directement aux processus d’exposition des individus que j’ai tenté de décrire. Pour autant, ce déplacement comporte également des aspects positifs et ne nous fera pas regretter le bon vieux temps du taylorisme ! Les changements que nous vivons portent sur des mutations de nos formes de vie, "qui ne sont pas un choix que chacun peut faire de manière privée, mais une règle commune. Ils tiennent à l'esprit général de nos sociétés, ils sont les institutions de soi" (Ehrenberg, op. cit., p. 16). Il est fascinant de voir comment ces changements s'inscrivent dans l'une des composantes centrales de nos existences, le travail, et comment s'y mêlent intimement des logiques économiques et sociales apparemment contingentes et les processus anthropologiques profonds de l'individualisme moderne. Analyser dès lors les nouvelles formes de management, avec les potentiels d’intégration et d'exclusion dont elles sont porteuses, comme des idéologies plaquées et superficielles dont il suffirait de changer, comme on change d'habit, est un profond contresens.


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