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Presse

Libération "Il faut relativiser l'ampleur du phénomène des délocalisations" (09/2005)

Pierre Veltz, socio-économiste, analyse la mondialisation et ses effets sans tomber dans le pessimisme ambiant. Il souligne notamment la nécessité d'aborder en termes nouveaux nos sociétés qui ne sont pas postindustrielles mais postnationales.

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Le Monde "Au delà d'Internet, la nouvelle révolution industrielle" (02/2001)

Les entreprises perdent leurs repères. L'efficacité est de plus en plus complexe à définir et la productivité n'a plus grand sens. Abandonnant l'organisation pyramidale pour des systèmes en réseaux, les sociétés créent de nouveaux exclus.

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Interview dans la Revue Urbanisme (10/2006)

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Tribune

Les grandes écoles : l’urgence du regroupement

Après bien d’autres cris d’alarme, un récent rapport du CAE souligne l’urgence d’une réforme de nos universités et d’une remise à plat de notre système triangulaire universités, grandes écoles et grands organismes. Ces trois composantes font système, et la réforme des écoles n’est pas moins nécessaire que les autres. Les grandes écoles doivent bouger, sous peine d’une marginalisation plus ou moins dorée. Cette nécessité est malheureusement masquée par le fait que, prises isolément, elles vont bien. Elles disposent d’une qualité d’organisation qui fait souvent défaut aux universités. Et elles se sont considérablement modernisées au cours des deux dernières décennies : ouvertes sur l’entreprise, actives à l’international, beaucoup plus présentes en recherche qu’on ne le dit souvent. Pour les étudiants et leurs familles (de plus en plus aisées, dans les écoles les plus cotées), elles garantissent d’excellents débouchés, alimentant la « guerre sociale destinée à éviter la fac « (D. Cohen, Le Monde ) qui s’étend dans les classes moyennes. C’est pourquoi le système est stable, les parties prenantes directes ayant toutes raisons d’être satisfaites à court terme. Mais le problème n’est pas l’efficacité des écoles considérées une à une. Il est celui des inefficacités collectives et tout particulièrement de l’énorme perte de potentiel que représente pour le pays l’extrême dispersion des écoles, leur taille systématiquement sous-critique, dix à vingt fois inférieure à celle des établissements internationaux de référence, comme le MIT souvent cité, mais aussi bien d’autres universités technologiques américaines, européennes et de plus en plus asiatiques. Ces grands pôles savent combiner la sélection des élites et la puissance de recherche scientifique et technologique, fonctions que, de facto, notre histoire nationale nous a malheureusement conduit à séparer.

Pour nos grandes écoles scientifiques de premier rang, l’enjeu est simple. Historiquement axées sur la sélection (autant que la formation) des élites nationales du pouvoir, sont-elles capables de devenir aussi des pôles d’attraction et de formation des élites globales du savoir ? Le scénario tendanciel est un scénario d’implosion douce. Il est dangereux parce qu’il combine la marginalisation scientifique avec un durcissement des inégalités sociales, fabriquant une micro-élite en circuit fermé. Il y a urgence. Les écoles elles-mêmes ont compris l’enjeu, et l’évolution des esprits y est spectaculaire. Mais elles ne pourront pas, avec leurs propres forces, opérer les regroupements indispensables.

Il faut partir des atouts des écoles, qui sont très importants. Le principal d’entre eux est la pertinence d’un schéma de formation qui remonte à leurs origines (au tournant du 18e et du 19e siècle pour les plus anciennes) et qui fut longtemps très atypique : formations liées aux sciences de base, de très haut niveau mathématique, beaucoup moins technologiques et spécialisées que celles de la plupart des autres pays. Il se trouve que ce type de formation à large spectre est particulièrement bien adapté à un univers de technologies mouvantes, de plus en plus proches de l’amont scientifique, et où la modélisation et la simulation envahissent tous les domaines. Il est frappant de voir comment, de Sao Paulo à Singapour, de Hambourg à Shanghai, les universités technologiques les plus innovantes se rapprochent de ces schémas et réinventent des modèles proches des nôtres. Ajoutons que les écoles françaises offrent aussi des formations en management, à l’économie, aux sciences humaines, une ouverture par les stages, souvent sans équivalent à l’étranger, et très appréciées des employeurs.

Mais ces atouts sont bien mal valorisés, du fait de la taille microscopique des écoles. Quel impact peuvent espérer des établissements qui délivrent 100, 200 voire 400 diplômes par an ? Il ne s’agit pas de grossir pour grossir, mais de faire face à des enjeux très concrets. Le premier est celui du bon usage des deniers publics, de la faiblesse des économies d’échelle de toutes natures, et des redondances multiples. Poussées par leurs élèves (qui choisissent les écoles en fonction des hiérarchies auto-entretenues des concours et non des orientations thématiques et des spécialisations), les écoles se veulent aujourd’hui presque toutes « généralistes » et couvrent dès lors un spectre de domaines déraisonnable compte tenu de leurs maigres effectifs. La taille limite aussi la diversité disciplinaire et culturelle, gage d’une créativité qui s’accommode mal d’espaces intellectuels confinés. Ces problèmes justifieraient à eux seuls des regroupements allant au-delà de simples coopérations renforcées.

Le deuxième enjeu est celui de la valeur même des diplômes. Les usagers des écoles (élèves, futurs élèves et familles) doivent comprendre que, dans un marché du travail internationalisé, face à un DRH hollandais ou brésilien, la valeur des diplômes dépendra de moins en moins de subtiles hiérarchies franco-françaises, que d’ailleurs même les entreprises les plus hexagonales relativisent aujourd’hui fortement . Elle dépendra de la puissance des institutions qui délivrent ces diplômes. L’économie des diplômes supérieurs est une économie de marques. Le monde entier connaît Harvard, MIT, Zurich, demain Tsinghua et Beida. Qui, hors de nos frontières, connaît les Mines, les Ponts, l’X , l’Agro, l’ENSAE, etc.?

Le troisième enjeu, beaucoup plus important pour le pays, est le considérable manque à gagner qui découle de cette dispersion, en termes de capacité de recherche et d’innovation, et en termes de visibilité et d’attractivité vis-à-vis des étudiants et des chercheurs étrangers. Les USA bénéficient aujourd’hui massivement du drainage de manière grise qu’ils effectuent vis-à-vis du reste du monde, et en particulier des pays émergents où existe une immense demande (solvable) d’éducation pour les enfants des classes supérieures et moyennes. 60 à 70 pour cent des doctorats en technologies sont soutenus par des étrangers, indiens et chinois surtout. Les aspirateurs de ce drainage s’appellent MIT, Caltech, GeorgiaTech, VirginiaTech et beaucoup d’autres, dont on sous-estime le rôle dans la puissance américaine, et qui se lancent aujourd’hui dans une véritable multinationalisation, en se déployant hors des frontières nationales. Où sont les équivalents français ? L’université Jiao Tong de Shanghaï vient de publier un classement des premières universités mondiales de science et technologie. Sur les 50 premières, on trouve seulement 10 universités européennes, et aucune française ! Les responsables des écoles ont compris l’enjeu. Le réseau des Ecoles centrales, le réseau ParisTech (qui regroupe 11 écoles parisiennes de premier rang), les INP de province, les INSA ont développé des politiques d’ouverture internationale remarquables. Mais ces efforts méritoires restent en deçà des enjeux réels.

L’avenir des écoles est à mon sens à la fois dans des structures nouvelles, intermédiaires entre les universités et les écoles actuelles, combinant les avantages des unes et des autres, délivrant typiquement 1000 à 1500 diplômes de niveau master par an (c’est le schéma de Science Po, par exemple) et quelques centaines de doctorats, et dans des fédérations fortement renforcées couvrant l’ensemble des champs disciplinaires. Bien entendu, ceci ne peut pas aller sans bousculer quelques ordres établis. Le passage d’un centrage sur l’élitisme du pouvoir à un centrage sur l’excellence du savoir est un processus complexe. La prise de distance avec les hiérarchies entre écoles, qui n’ont plus vraiment d’impact en aval sur les carrières, et qui impliquent en amont une énorme énergie de sélection (largement stérile : quelle est l’utilité sociale du tri par paquets de 100 ou 200 d’excellents étudiants, de niveau globalement identique ?) et souvent des dégâts psychologiques, ne va malheureusement pas de soi dans une société qui se nourrit depuis deux siècles de ces micro-différences. S’agissant des écoles qui dépendent des ministères techniques, il est crucial que ce lien soit maintenu : il est gage de diversité et il est trop enraciné dans notre histoire pour être dénoué sans considérables dégâts. Mais force est de constater que ces ministères ne sont pas toujours bien équipés pour piloter des activités qui relèvent d’univers bien éloignés de leur cœur de métier. Il serait intéressant d’explorer les possibilités d’un pilotage plus collectif, mutualisé entre les tutelles sectorielles. Il serait enfin désespérant enfin que, du fait du rôle historique des écoles dans la formation des grands corps de l’Etat (formation qui représente aujourd’hui une partie marginale de leur activité), des conservatismes et des rivalités d’un autre âge viennent entraver des évolutions où se joue la survie même des écoles.

Au passage, notons que ces enjeux concernent de manière toute particulière l’Ile-de-France. Les écoles de province ont souvent su se grouper, et les Instituts Nationaux Polytechniques, comme à Grenoble ou à Toulouse, ont désormais un impact international probablement supérieur à celui des écoles parisiennes. L’Ile-de-France est à la traîne, pour des raisons évidentes de concurrence entre les écoles de premier rang. Il est urgent de réagir à cela, afin que les atouts formidables que constituent l’image de Paris et sa richesse culturelle et intellectuelle sans égale en Europe soient enfin valorisés dans le domaine de la technologie.

Pour clore ce bref panorama, trois remarques essentielles :

1) La question de la fermeture sociale croissante n’est pas secondaire et elle est liée à celles qu’on vient d’évoquer. Dans les écoles les plus cotées, 4 élèves sur 5 ont désormais un ou deux parents cadres supérieurs, et la proportion d’enfants de cadres moyens est en forte baisse. Les trajectoires méritocratiques en 2 ou 3 générations issues de la France provinciale et populaire se raréfient. Ceci est inacceptable éthiquement et dangereux du point de vue même de la capacité innovatrice. La solution n’est pas simple, car les racines du problème se trouvent très en amont des écoles. Le passage à des écoles toujours très fortement sélectives quant au niveau scientifique mais accueillant une proportion élevée d’étudiants étrangers devrait au moins permettre une diversité culturelle accrue, gage de créativité.

2) Les écoles, aujourd’hui, ne sont riches qu’en comparaison de la pauvreté universitaire. Pour une taille à peu près équivalente, le budget du MIT est le triple du budget consolidé des onze écoles de ParisTech ! Et la tendance est à la réduction des moyens. Le financement par l’impôt a ses limites, et il faudra bien avoir un jour le courage de s’interroger sur une quasi-gratuité des inscriptions qui organise, de facto, une redistribution à rebours en faveur des enfants des milieux les plus favorisés (surtout si on inclut dans le calcul les classes préparatoires). Il faudra aussi que les grandes entreprises, employeurs quasi exclusifs des élèves issus des écoles, participent davantage au financement, notamment en explorant la piste des fondations (comme vient de le faire Supélec)

3) Enfin, point essentiel, l’évolution des écoles doit se faire avec et non contre les universités. La réforme de ces dernières (vers plus d’autonomie et une véritable gouvernance) est la clé de voûte de la restauration de tout notre système d’enseignement supérieur et de recherche. Un des résultats les plus néfastes de la vieille coupure entre écoles et universités est d’ailleurs l’étonnant désintérêt pour le sort de ces dernières que manifeste une large partie de nos dirigeants économiques et politiques, massivement issus des premières ! La compétition pour les bons étudiants qui existe de fait entre les écoles et les universités (en amont, par la multiplication des classes préparatoires; en aval, dans les cycles master) peut être destructrice si elle n’est pas régulée, surtout dans un contexte global de reflux des études scientifiques. Elle alimente la frustration des universitaires, des guérillas totalement stériles et une utilisation peu efficace des ressources enseignantes considérées globalement. Renforcer ensemble les universités et les écoles dans le cadre de partenariats pragmatiques est donc une ardente obligation. Cela passe, en particulier, par le développement d’une logique de pôles et de sites (comme dans le sud de Paris, ou autour du Polytechnicum de Marne-la-Vallée, structure légère regroupant écoles, universités et établissements de recherche autour de projets communs) : cette logique de pôles pluridisciplinaires est du reste bien mieux adaptée aux formes ouvertes et exploratoires de l’innovation dans ses phases actuelles que les logiques verticalisées traditionnelles des grands programmes sectoriels à la française. L’idée d’un MIT francilien regroupé sur un seul campus (qui avait été envisagée à l’époque du transfert de l’Ecole Polytechnique à Palaiseau, et malheureusement refusée) est sans doute utopique. Mais il ne faudrait pas dépasser trois sites.

Redisons-le : contrairement à une image répandue mais fausse de conservatisme à tout crin, de nombreuses écoles sont conscientes de ces enjeux, et prêtes à bouger avec audace. Elles attendent aujourd’hui des politiques et aussi des grands entrepreneurs l’impulsion indispensable pour passer des idées aux actes.

Pierre Veltz, Avril 2005