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Le travail en réseau : tendances et tensions

P. Veltz

In Jeannot G. Veltz P. (eds) Le travail, entre l’entreprise et la cité, Colloque de Cerisy, éditions de l’Aube, 2001

 

Le travail collectif ou coopératif est difficilement dissocié, dans notre esprit, des deux grands cadres historiques où s'est inscrit son développement : l'unité domestique ou artisanale ; l'entreprise hiérarchique, grande ou petite. Or, de plus en plus, apparaissent des produits hautement collectifs élaborés en dehors de ces cadres. Un exemple frappant est le logiciel "libre" Linux. A partir d'un code source diffusé sur le Net en 1991 par un étudiant finlandais, des milliers d'utilisateurs-concepteurs enrichissent progressivement (et bénévolement) un système d'exploitation qui concurrence désormais les grands logiciels commerciaux (Unix, Windows) (). Commentant et extrapolant cet exemple, Malone et Laubacher écrivent : « Le maillon de cette économie n'est pas l'entreprise, mais l'individu. Les tâches ne sont pas attribuées et contrôlées par une hiérarchie stable, mais effectuées de manière autonome par des travailleurs indépendants. Les free-lancers (nous dirons e-lancers), reliés par l'électronique, conjuguent leurs forces dans des réseaux fluides et provisoires pour produire et vendre biens et services. Une fois le travail effectué (ce qui peut prendre un jour, un mois ou un an), le réseau se dissout et ses membres retrouvent leur liberté, naviguant à la recherche d'un nouveau contrat » ().

Cette vision peut susciter des jugements divers : âge d'or de la liberté pour les uns ; cauchemar de l'insécurité pour les autres. Mais elle définit bien l'horizon d'un ensemble de changements dont les mots-clés emplissent désormais les magazines spécialisés, mais aussi la grande presse : entreprise virtuelle, entreprise-réseau, entreprise démontable, etc. Et ces changements, à l'évidence, débordent largement le champ de l'économie de l'internet, même si celle-ci en fournit les images les plus frappantes. L'objet de cette contribution n'est pas de proposer une prospective de l'émergence de ces nouveaux cadres de travail – dont l'évolution des firmes traditionnelles vers des configurations en réseau constitue sans doute la forme dominante – ni d'en mesurer le degré de diffusion réel (). Mon propos est, plus modestement, d'évoquer quelques-uns des problèmes posés par ces évolutions, en me situant délibérément dans l'espace assez peu fréquenté qui se situe entre l'apologie béate (où toutes les difficultés et les contradictions sont niées) et la dénonciation radicale.

1. L'entreprise est-elle soluble dans la cité ?

Soulignons d'abord le lien entre l'émergence des nouvelles formes d'entreprise et plus généralement de travail en réseau et la problématique générale de ce livre : le travail "entre l'entreprise et la cité". On peut, avec de bonnes raisons, considérer qu'un mouvement de fond de la société est celui d'une différenciation croissante entre des univers qui deviennent plus ou moins étanches les uns aux autres, et en particulier entre la sphère du travail et les autres instances dont relève la vie des individus (). Mais, d'un autre côté, nous assistons bien à une forme d'éclatement des enclaves que le travail organisé par et dans l'entreprise hiérarchique avait progressivement constituées dans le tissu social, et qui se traduisaient en particulier par des espaces clos, des découpages temporels stricts entre travail et non-travail, des régimes de droits et de devoirs spécifiques – distincts de ceux qui existent dans la vie civile ordinaire. En éclatant, en se disséminant, l'entreprise, d'une certaine façon, revient dans la cité. Quatre évolutions, en particulier, doivent être notées :

— la montée des logiques de service, le rôle de plus en plus stratégique des tâches de relation avec les clients ou les usagers se déroulant dans un espace plus ou moins "public". Ces tâches ont pris une importance qualitative et numérique croissante, et elles se différencient de plus en plus des tâches de back-office, d'exploitation des infrastructures et des machineries techniques qui en constituent le support arrière. Ces dernières, il est vrai, sont de plus en plus opaques pour le reste de la société, mais elles emploient de moins en moins d'actifs.

— le développement des situations de co-activité où des entreprises multiples concourent à une même valeur d'usage dans l'espace public : le cas, plusieurs fois évoqué dans cet ouvrage, des gares ou plus généralement des complexes urbains n'est, à cet égard, nullement anecdotique. Ce sont là des contextes où le travail – le travail en réseau d'acteurs multiples – est immergé dans la cité au sens physique du terme. Et ces contextes de co-activité urbaine ne sont pas marginaux : ils représentent une part élevée de l'activité économique en général.

— la diversification des rythmes temporels du travail, ainsi que le flou croissant de la frontière entre les tâches effectuées pendant le temps officiel de travail et les tâches prolongées hors de ce temps, dans l'espace "privé", en particulier du fait des nouveaux outils des TIC ().

— les processus de "décomposition" des grandes firmes, par l'externalisation des activités non-stratégiques, et/ou par la modularisation en activités spécialisées orientées vers le marché. Ces mouvements, sur lesquels je reviendrai, entraînent ipso facto une augmentation de la surface de contact entre l'entreprise et la société environnante, un peu comme les alvéoles pulmonaires augmentent la surface de contact avec l'air. Les portails par lesquels les firmes sont en contact avec le monde "extérieur" sont de plus en plus diversifiés, les agents concernés par ces contacts sont de plus en plus nombreux, au-delà de la sphère commerciale proprement dite. Là encore, ceci est bien entendu accentué par les technologies de type internet.

Toutes ces évolutions n'ont pas seulement pour conséquence le flou croissant, souligné par de nombreux observateurs, qui règne sur les frontières même de l'entreprise – avec toutes les conséquences qui en découlent, notamment sur les relations sociales et sur la définition de plus en plus problématique des espaces pertinents de la négociation sociale. Elles entraînent aussi la redéfinition, dans de nombreux cas, du rôle même de l'entrepreneur. Il ne s'agit plus seulement, pour celui-ci, de combiner des ressources dans un champ clos, bien cerné, mais de mobiliser et d'agencer des ressources mouvantes qui sont à la fois internes et externes à la firme. Mettre en place les cadres "méta-organisationnels" dans lesquels doivent fonctionner les unités du réseau () implique de nouer des liens et d'utiliser des alliances et des accords avec un large spectre d'acteurs de l'environnement, public ou privé. L'entrepreneur devient de plus en plus "politique", sans toutefois que ce terme implique de manière centrale, comme c'était le cas dans le passé, la négociation avec l'Etat. En langage économique, il s'agit de capter des externalités de diverses natures, qui peuvent avoir un rôle déterminant, et pas seulement secondaire, sur la viabilité et la profitabilité de l'activité. En termes sociologiques, il s'agit d'assurer les conditions socio-politiques, et pas seulement économiques ou techniques, qui sont consubstantielles à la réussite du projet d'entreprise.

On peut trouver de multiples illustrations de cette imbrication renouvelée de l'entreprise et de son environnement : fournisseurs de services collectifs, dont l'activité s'inscrit dans la production de valeurs d'usage complexes qui débordent la définition spécifique de leur activité (pensons aux transporteurs urbains, lorsqu'ils sont amenés à se préoccuper de sécurité, d'urbanité, etc ) ; activités métropolitaines de tous niveaux, des plus modestes aux plus sophistiquées, qui ne pourraient exister en dehors de l'"écosystème" urbain, et qui recréent, dans une certaine mesure l'unité organique entre la ville et la production qui fut de règle dans les grandes métropoles pré-industrielles ; sous une forme plus abstraite, mais similaire quant au fond, entreprises internet, où la valeur créée repose aujourd'hui le plus souvent sur des externalités entre sites gratuits et marchands ().

Bien entendu, si l'entreprise s'immerge ainsi de manière plus ou moins capillaire dans la cité, une question importante est de savoir comment, en retour, la vie civique ordinaire revient vers la sphère de travail. Durant la période des Trente Glorieuses, le divorce croissant entre la relation des firmes avec leurs salariés comme producteurs et la relation de l'économie avec les individus comme consommateurs – hiérarchie rigide d'un côté ; séduction publicitaire de l'autre – a certainement joué un rôle important dans la genèse des tensions sociales de l'époque. Aujourd'hui, tous les codes de la vie sociale se trouvent potentiellement concernés par les décalages à la fois persistants et déclinants entre un "intérieur" et un "extérieur" de la sphère du travail dont la délimitation devient de plus en plus imprécise.

2. L'organisation des firmes, entre hiérarchie et réseaux

Les évolutions des cadres organisationnels du travail sont évidemment multiples et diversifiées, selon les secteurs, les entreprises, les pays. Mais, en deçà de cette diversité, une tendance globale très claire se dessine, en faveur de ce qu'on peut appeler des "schémas cellulaires en réseau" (). De tels schémas constituent la trame commune d'évolutions constatées à diverses échelles ou niveaux d'organisation de l'activité. Rappelons-les brièvement :

— décomposition des grandes firmes en réseaux de "business unit" ou de centres de profit, spécialisés et orientés vers le marché, coordonnés par une instance fédérale, un centre stratégique plus ou moins puissant.

— externalisation massive et systématique des activités considérées comme non-stratégiques (cette dernière notion étant elle-même relative et révisable), pouvant aller jusqu'au schéma de la "firme creuse" qui se limite aux fonctions de conception et de marketing du produit ; s'agissant des "processus support", cette externalisation concerne aujourd'hui surtout, hormis les services de base comme la restauration et le nettoyage, les services informatiques et les télécommunications, et elle s'étend de plus en plus aux ressources humaines et aux services financiers ().

— développement, au sein des grandes unités, des organisations de type "cellules autonomes", pluri-fonctionnelles et soumises à des contraintes fortes de résultats.

— développement des réseaux de PME organisés en chaîne de valeur ajoutée (Value Addet Network) ou en "processus d'affaire", soit autour d'une firme chef d'orchestre, soit en réseau horizontal a-centré comme dans le cas des districts géographiques.

— développement des alliances technologiques ou commerciales entre firmes concurrentes (coopération dans la compétition), donnant lieu ou non à la création de filiales communes.

— groupement de PME en holding, mettant en commun des moyens logistiques généraux et des ressources financières (un exemple frappant est, en France, le développement rapide, et connu, des "mini-groupes") ().

— "mondes professionnels", où des indépendants circulent en offrant leurs prestations aux firmes et aux réseaux d'activité (voir, par exemple, les mondes de la production culturelle).

Au total, tout ceci se traduit par une miniaturisation croissante des cadres juridiques de l'activité (alors même que la concentration réelle du pouvoir dans l'économie s'accroît). Ainsi, il existe aujourd'hui environ 20 millions d'entreprises pour 130 millions de travailleurs aux USA – soit une taille moyenne de 6,5 personnes – et diverses projections montrent qu'en 2015 ce nombre moyen pourraît être divisé par 2. Ceci va de pair aussi avec une montée de la poly-activité et de la diversification des sources de revenus (salaires, travail indépendant, revenus boursiers) chez les mêmes personnes.

Ces schémas organisationnels, qui se développent dans l'ensemble de l'économie, sont bien sûr particulièrement présents dans l'économie de la haute technologie, où l'évolution très rapide des techniques et des marchés conduit à mettre l'accent sur leur dimension dynamique. Le recentrage des grandes firmes autour de vocations fédérales est ainsi corrélé avec l'émergence de générations successives de petites entreprises spécialisées – tantôt soutenues par les grandes firmes, tantôt cherchant à les prendre de vitesse – qui se fixent souvent comme objectif d'être rachetées par les acteurs principaux de leur secteur (). Le caractère essentiellement statique et "spatial" de la réflexion traditionnelle sur le désign des organisations – comment répartir les fonctions et les tâches en vue d'une production donnée ? – est de plus en plus débordé par la prégnance de la dimension temporelle : quelle tâche faut-il aujourd'hui privilégier, à un stade donné de l'évolution, de plus en plus rapide, des marchés et des technologies ?

Toutes ces évolutions remodèlent en profondeur l'univers "taylorien" de la grande firme hiérarchique traditionnelle. Quels sont les éléments communs qui les unissent, en deçà de la grande variété de leurs formes concrètes ? En allant à l'essentiel, je soulignerai quatre aspects :

1. La prédominance de la gestion des risques sur la gestion des coûts.

L'interdépendance croissante entre les économies nationales et le rôle croissant des connaissances scientifiques amont dans l'émergence de nouveaux produits se conjuguent pour augmenter considérablement l'incertitude dans l'évolution de l'environnement des activités ; partager les risques, en variabilisant les coûts fixes, mais aussi en évitant de s'enfermer dans des trajectoires technologiques ou commerciales irréversibles, devient alors la priorité des priorités ;

2. La substitution, dans la définition des tâches, d'une prescription synthétique par les objectifs à la prescription analytique par les moyens, qui était au cœur du monde taylorien.

L'immense travail de mise à plat des procédures et des moyens qui a permis les énormes progrès de productivité du taylorisme, dans un contexte de main-d'œuvre relativement peu formée et de sophistication limitée des machines, devient à la fois économiquement inutile et techniquement impossible. De plus en plus, les organisations renoncent à la calculabilité des effets des actions à partir d'une approche analytique, au profit de prescriptions globales (de délai, de qualité, de coût) Quant aux méthodes et aux cheminements de l'action efficace, il appartient à chaque firme, à chaque cellule, à chaque individu, de les inventer : "nous exigeons tel résultat, débrouillez-vous pour y parvenir". Ceci ne signifie pas le passage à un univers de travail "déréglementé". De nombreuses tâches (par exemple dans le commerce) restent soumises à des normes tayloriennes dures, et la formalisation des procédures administratives remplace souvent celle des gestes techniques. Ceci est vrai en particulier dans les contextes à très forte rotation de main-d'œuvre, où des procédures strictement codées doivent permettre une interchangeabilité rapide des hommes.

3. La définition de plus en plus procédurale, itérative, expérimentale des normes de performance.

La complexité et la variabilité des contextes économiques et technologiques rendent de plus en plus difficile, voire impossible, l'estimation a priori des niveaux et des composantes de la performance attendue. L'"objectivation" de ces normes à partir de standards de type taylorien (en particulier autour de leur mesure temporelle) laisse place à un processus de mise à l'épreuve, de jugement et de révision permanente, soit par le marché et la concurrence, soit par la comparaison systématique, externe ou interne (mise en compétition des divers sites géographiques, en particulier). Le "benchmarking" est le maître-mot, ouvrant la voie à un mimétisme généralisé. La métaphore darwinienne devient la métaphore centrale de la gestion : les meilleurs sont ceux qui survivent à l'épreuve de la sélection (). La performance se définit et se déplace sans cesse dans un processus expérimental. L'apprentissage, en boucle simple (imitation) ou en boucle double (compréhension des mécanismes profonds d'échec ou de réussite) est considéré comme la fonction première à l'organisation (). La notion de "productivité", en revanche, devient floue et confuse. La question-clé n'est plus celle de l'accomplissement optimal d'une tâche donnée ("how to do this job right ?") mais celle de la définition de la tâche en fonction d'objectifs souvent multiples ("what is the right job to do ?").

4. L'appel croissant à la mobilisation subjective et la transformation du concept d'autonomie.

Le modèle cellulaire se présente volontiers comme une entreprise de réhabilitation de l'intelligence, de la motivation de l'initiative et de l'autonomie des travailleurs. Mais le concept d'autonomie implicite dans les organisations en réseau est très différent du concept d'autonomie traditionnel. La conception classique de l'autonomie des exécutants comme capacité de prendre de la distance par rapport à un ensemble de règles, de prescriptions ou de procédures – comme distance entre le "travail réel" et le "travail prescrit" – se heurte au flou croissant de cette prescription. L'autonomie telle que la conçoivent les managers "post-bureaucratiques" est très différente. Elle renvoie à la capacité d'action et d'initiative au sein d'un système ouvert de relations entre acteurs, relations complexes de coopération, d'interdépendances renforcées et de concurrences aiguisées. D'autre part, les combinaisons d'autonomie et de contrôle évoluent. L'idée selon laquelle plus on monte dans les hiérarchies, plus il y a d'autonomie, et plus on descend, plus il y a de contrôle, ne va plus de soi, lorsqu'on constate la pression de contrôle à laquelle sont soumis les responsables d'équipes, les cadres et même les cadres dirigeants.

5. La diffusion du contrat comme mode dominant de régulation.

Il peut s'agir ici de contrats marchands proprement dits, ou de contrats pseudo-marchands, simulant plus ou moins le marché, comme les "contrats clients-fournisseurs" internes. On notera au passage combien la notion de "marché" est ici polysémique et souvent confuse. On notera également que la référence permanente au contrat va bien au-delà de ses formes techniques et régulatrices effectives. Elle marque tout l'imaginaire du travailler et du vivre ensemble, au point de conduire souvent les acteurs à masquer le fait qu'il existe des droits et des devoirs indépendamment des contrats ().

Il n'est pas nécessaire de développer davantage ces remarques pour noter la cohérence profonde qui existe entre ces diverses tendances. A l'évidence, elles se nourrissent et se confortent mutuellement. Et elles font ressortir, par différence, l'anachronisme global des schémas tayloriens. Sans entrer davantage dans la discussion souvent stérile sur les "modèles productifs", il est donc difficile de nier que nous sommes là en présence d'un changement de paradigme, et non pas seulement de quelques modifications de surface. Comment qualifier ce paradigme ? S'en tenir à la caractérisation du nouveau modèle comme résultant de la diffusion de l'idéologie "néo-libérale" me semble réducteur. Car, même si elle souligne bien l'importance cruciale des mécanismes auto-organisés de type marché, cette qualification empêche de voir à quel point les processus engagés dans le changement s'enracinent dans une multitude de problèmes concrets d'efficacité, et résultent autant d'une dynamique bottom-up que de la diffusion top-down de schémas idéologiques. Comment, d'autre part, ne pas noter la congruence profonde qui existe entre ces schémas en réseaux tels qu'ils se développent dans la vie économique et les valeurs montantes de la vie sociale (l'aspiration à l'autonomie, la recherche généralisée de mobilité et de réduction des engagements durables) ainsi que les modèles théoriques de la sociologie et de l'économie mettant le projecteur sur les connaissances et les croyances distribuées, les dispositifs cognitifs collectifs (), la procéduralisation des normes () ?

Mais emboîter le pas aux nouveaux gourous du management en considérant que les réseaux ouvrent une sorte de paradis du travail enfin libre et créateur ne serait guère plus raisonnable que de les rejeter en bloc du côté de l'"horreur néo-libérale". Car ces nouveaux cadres organisationnels de travail soulèvent de nouveaux problèmes, au-delà même de la précarité qu'ils font peser sur les emplois et de l'anxiété, voire de l'exclusion qu'ils engendrent chez les plus démunis de ressources cognitives et relationnelles. Le déficit institutionnel, ou plus exactement, le décalage entre les réalités nouvelles et les institutions (droit du travail, encadrement social des risques, etc.) encore dominantes, mais calées sur des modèles économiques et organisationnels dépassés, est au cœur de ces problèmes (). Mais le problème institutionnel – comment recréer les formes de sécurité et de stabilité dont les individus ont besoin, à travers des trajectoires professionnelles de plus en plus variées ? – n'est pas le seul. Le modèle organisationnel lui-même engendre des tensions, voire des contradictions, multiples !

3. Les ambivalences du réseau comme organisation

Par construction le schéma cellulaire en réseaux se distingue de l'organisation hiérarchique en ce qu'il décentralise la responsabilité, en ce qu'il permet la focalisation, c'est-à-dire la concentration des équipes ou des unités sur des objectifs et des savoirs spécialisés, et en ce qu'il lie les motivations à des incitations liées au résultat. Le même discours, à peu de variantes près, peut s'appliquer aux équipes autonomes dans une grande usine automobile, aux "business unit" d'une grande firme électronique, aux succursales d'une chaîne commerciale ou à la start-up de haute technologie : des équipes entièrement concentrées sur un problème ou un champ limité ; des équipes motivées et soutenues dans leur motivation ; des équipes fonctionnant souvent comme des projets, avec des outils rigoureux de mesure de la progression des tâches ; des équipes reconfigurables à faible coût. Le style plus ou moins militaire de commandement de la grande firme fait place à des obligations et à des incitations fortes, mais aussi à des processus d'auto-organisation au sein des cellules et entre les cellules, sans lesquels la décentralisation serait un slogan vide de sens.

Le modèle social implicite est un modèle de relations de coopération intenses, mais au sein de structures évolutives, à géométrie variable, et sur fond d'engagements réciproques révisables, limités dans le temps, et de faibles "liens sociaux contextuels" – entendons par là les liens qui débordent la sphère du travail, soit par l'origine commune des personnes, soit par le partage d'horizons de vie
communs. Le contraste est, à cet égard, total avec les usines tayloriennes rurales traditionnelles, où les liens sociaux contextuels étaient très forts, mais où la coopération productive était fortement limitée par toutes sortes de cloisonnements organisationnels (les divisions rigides de la firme), mais aussi sociologiques (la distinction rigide ouvriers-employés, par exemple).

Une telle description relativement statique du réseau reste toutefois très insuffisante, car elle ne dit pas grand chose de l'essentiel, c'est-à-dire de la dynamique du réseau. Or cette dynamique peut emprunter des voies très diverses, sur le fond d'une ambivalence en quelque sorte constitutive. En tant que structure ouverte, le réseau facilite l'agrégation de compétences nouvelles, et favorise l'apprentissage en proportion de la fluidité et de la variété des liens qu'il autorise. (Repensons à l'exemple de Linux). Mais, simultanément, il est menacé par la volatilité des savoirs engrangés et des liens établis. Le paradoxe de la loyauté illustre bien cette ambivalence. D'un côté, l'organisation en réseau a particulièrement besoin de la loyauté de ses membres – surtout si elle est très étendue géographiquement et très segmentée. D'un autre côté, l'univers moral que façonne l'organisation en réseau, fondé sur l'exigence de rétribution immédiate des mérites, la réduction a minima des promesses et la réversibilité des engagements, dévalue ipso facto les formes traditionnelles de loyauté.

Le réseau encourage en effet les formes mercenaires du rapport au travail et à la collectivité et se trouve en permanence menacé, bien plus que l'organisation hiérarchique traditionnelle, pour les comportements des "passagers clandestins" ("free rider" comme disent les économistes), c'est-à-dire de ceux qui bénéficient des avantages du réseau sans en payer le prix, voire de trahison pure et simple. Ceci n'est nullement théorique, en particulier pour les grandes firmes globalisées qui sont évidemment obligées de s'en remettre à la loyauté de leurs salariés et de leurs équipes, de jouer sur les modes d'incitations pour les fidéliser, mais aussi de mettre en place de nouvelles formes de discipline. Dans un livre qui constitue un remarquable condensé (apologétique) des thématiques et des idéologies néo-managériales, Bartlett et Ghoshal insistent beaucoup sur ce point de la discipline (). Ils décrivent par exemple la manière dont Philips Semi-conducteurs a en quelque sorte construit "l'ingénierie de la discipline", à travers trois piliers : définition très claire des attentes ; retours d'information très rapides et transparents ; sanctions également cohérentes et rapides. Les attitudes de passager clandestin, les facilités offertes aux comportements de défection ("exit" pour reprendre les catégories de Hirschman ()) menacent évidemment de dilapider les ressources et les apprentissages du réseau. Pour que, à l'inverse, le réseau manifeste sa supériorité dans la capacité à favoriser les apprentissages complexes, il faut que son fonctionnement se conjugue avec "voice" et "loyalty". Notons au passage que cet espace de loyauté et de prise de parole ne coïncide pas nécessairement avec l'espace de l'entreprise, mais peut être constitué de communautés professionnelles, voire de réseaux interpersonnels plus limités d'amitié et de reconnaissance mutuelle qui se pérennisent à travers des trajectoires d'emploi complexes et mouvantes ().

Cette ambivalence fondamentale du réseau peut trouver de nombreuses illustrations, y compris en dehors du champ de la grande firme. L'opposition entre les tissus économiques territoriaux qui fonctionnent sur le modèle des entrées et sorties faciles pour les firmes et les tissus qui sont fondés sur de véritables efforts coopératifs et cumulatifs d'apprentissage en est une (). De même, des ensembles économiques (territorialisés ou non) constitués de PME peuvent soit fonctionner en "free-riders" d'une économie globalisée en se bornant à s'appuyer sur des savoirs-faire déjà constitués et en stabilisant des trajectoires technologiques éprouvées, soit développer de nouvelles professionnalités et de véritables politiques d'innovation, en mobilisant les effets de réseau adéquats pour l'exploration de nouvelles variantes techniques ou commerciales ().

D'autres tensions plus ou moins constitutives de l'organisation en réseau ouvert ou semi-ouvert pourraient être développées. Ainsi, dans un réseau d'équipes, un problème permanent est de savoir si les membres de l'organisation privilégient le centrage sur l'équipe, au détriment des liens entre les équipes, ou s'ils arrivent à trouver un bon équilibre entre les exigences de focalisation et les exigences de transversalité. Le point focal de toutes les difficultés me paraît toutefois résider ailleurs : dans les nouveaux rapports qui relient l'individu lui-même et l'espace d'organisation.

4. L'individu, entre travail et séduction

Le paradoxe qu'il convient de déployer est le suivant : dans le nouveau contexte technologique et commercial, dans les nouvelles configurations d'activité, l'efficacité résulte de plus en plus de ce qui se passe entre les individus – à travers des processus de coopération et de communication routinisés mais aussi non routinisés, ouverts — que de l'addition d'efficacités individuelles ; et pourtant, dans le même temps, la place de l'individu, considéré dans sa spécificité, dans sa personnalité propre et non pas comme individu de série, ne cesse de croître. On souligne souvent, à cet égard, la contradiction apparente entre le caractère de plus en plus collectif des résultats du travail et des tendances managériales comme l'individualisation des rémunérations, voire la gestion personnalisée des compétences. De fait, cette contradiction existe et soulève des problèmes "techniques" compliqués (comment individualiser des incitations de manière équitable ?, etc.). Mais le paradoxe que je veux illustrer est beaucoup plus profond.

Lorsque le réseau se substitue à la hiérarchie traditionnelle non seulement comme espace d'évolution professionnelle, mais comme espace de jugement de l'efficacité, ce ne sont pas seulement les modalités de jugement qui changent — l'approbation interpersonnelle, par exemple, versus la comparaison à un standard. C'est bien souvent l'objet même du jugement qui se déplace, qui glisse de la tâche vers l'individu qui l'accomplit.

De toutes les tendances évoquées plus haut, il résulte que le "travail" subordonné se définit de moins en moins comme une location de temps par un employeur assortie d'un programme à exécuter, et de plus en plus comme un engagement pour une prestation globale, appréciée par un résultat lui-même global. Or, dans le même temps, le jugement tend à englober la tâche et l'individu qui l'accomplit. Comme le remarque R. Bercot, dans les processus coopératifs mis en place dans l'entreprise, la position de l'individu compte parfois plus que le contenu des propositions qu'il peut être amené à formuler (). Mais ce comportement que R. Bercot attribue à la hiérarchie, on peut l'attribuer aussi aux autres membres du réseau, aux collègues. Un des éléments qui distingue le monde en réseau des organisations hiérarchiques traditionnelles, c'est la place qu'y prennent les processus de cooptation des équipes. Or, dans les petites équipes qui doivent être solidairement performantes, l'intérêt de tous est qu'il n'y ait pas de maillon faible (). Là encore, c'est l'individu globalement qui sera coopté, ou non. De nombreux observateurs ont noté comment, dans les nouvelles organisations, l'individu lui-même est amené à se mettre en jeu, bien au-delà de la tâche immédiate. N. Aubert et V. de Gaulejac ont, en particulier, analysé ce processus de fusion où le salarié se "défonce" pour la firme parce qu'il y investit complètement son estime de soi. Et ceci est souvent d'autant plus lourd que le salarié (cadre, et aujourd'hui, de plus en plus, salarié de base) se voit déléguer des arbitrages et des décisions naguère pris en charge par les hiérarchies et se trouve parfois confronté à "l'injonction de prendre ses responsabilités sans avoir de responsabilité effective" (). Bartlett et Ghoshal théorisent cette implication comme constitutive du nouveau "deal" entre la firme et l'individu : la firme ne peut plus garantir l'emploi, ni une quelconque sécurité ; en contrepartie, elle s'engage à donner au salarié les moyens de son développement personnel (l'"empowerment" devient le concept-clé) ; et, en contrepartie de cette contrepartie, le salarié s'implique totalement dans la firme.

Bien entendu, on ne peut que rester sceptique quant à la viabilité effective de ce "deal", fortement déséquilibré dans les conditions institutionnelles d'aujourd'hui. Mais il schématise bien une direction fondamentale des mutations en cours. De plus, il faut compter avec le développement du travail en free-lance, où ce jeu de l'implication personnelle est omniprésent par construction, puisque le travailleur indépendant ne vend pas seulement son activité, mais doit avant tout "se vendre lui-même", susciter et maintenir la confiance non seulement dans ses productions actuelles mais dans ses potentialités futures.

De même que l'économie internet typifie les nouvelles sources de création de valeur en "business models", on pourrait ici évoquer un exemple limite de "modèle social", où la frontière s'efface complètement entre travail, activité et valorisation de soi : c'est l'exemple de ces sites où des individus mettent à disposition les expertises les plus diverses (par exemple à propos de biens de consommation courants, ou d'astuces fiscales, etc.) en étant "rémunérés" par des systèmes de points liés au nombre de consultations et à la satisfaction de leurs lecteurs, et qui sont décrits comme engagés corps et âme dans ce jeu (). Tous les ingrédients sont réunis ici : un "travail" qui se confond avec la présentation et la mise en jeu de soi, sans frontières ni spécialités clairement définies ; une évaluation permanente, en temps réel, par la demande (ici, le plus souvent, se limitant à des gratifications symboliques ; mais qui pourrait être monétaire) ; l'art de l'image, la capacité de capter l'attention, la séduction comme ressort central de l'efficacité.

Que conclure de ces remarques ? N'étant pas psychologue, il ne me revient évidemment pas d'analyser les implications psychiques de tels processus. Mais il me semble qu'on peut souligner deux conséquences générales des rapides analyses précédentes.

La première est que les problèmes soulevés par les tendances actuelles débordent la question – certes fondamentale – de reconstruction d'un cadre institutionnel et juridique adapté, permettant notamment de sécuriser les trajectoires socio-professionnelles des individus, à défaut de sécuriser leur emploi au sens traditionnel du terme. En raison du chômage, du développement de la flexibilité de l'emploi, de la fréquence et de la variété des situations de transition dans les activités des personnes, des réflexions stimulantes ont été menées, et continuent d'être menées (voir la contribution de F. Gaudu dans ce livre). Mais ces réflexions n'abordent que marginalement la question des organisations (du travail et de la firme) elles-mêmes, qui devrait mobiliser les analyses et les propositions, au-delà de la stérile conjugaison entre la dénonciation du taylorisme et celle de l'"horreur néo-managériale".

La deuxième conclusion est que, si l'on veut poursuivre la réflexion sur les potentialités et les apories des nouvelles organisations, le point central est sans doute celui de la place (à redéfinir) des collectifs élémentaires de travail. Trop souvent, dans les nouveaux schémas organisationnels promus par les firmes et les consultants modernistes, l'"équipe" et le "collectif" sont conçus comme allant de soi, dès lors qu'un périmètre est défini, alors qu'en réalité l'individu se retrouve plus ou moins directement confronté aux attentes de la macro-organisation. R. Bercot note très justement qu'une organisation sert à chacun à "trouver la bonne distance", par rapport aux autres et par rapport à la firme dans son ensemble. Or, il est clair que la logique profonde du réseau, si on le laisse jouer sans contrepartie, est de détruire cette distance, de multiplier les "courts-circuits" entre l'individu et l'espace global où il agit et où il est jugé. Y. Clot développe une problématique voisine, en soulignant l'importance cruciale du travail d'organisation (implicite) effectué par le collectif. "Sans loi commune à faire vivre, le travail laisse chacun de nous face à lui-même" (). Comment construire et faire reconnaître ces lois communes à l'ère des réseaux ? Telle est, me semble-t-il, la question principale.

Voir Alper J., L'envol des logiciels libres, La Recherche, n° 319, 1999, pp 27-29.

Malone T., Laubacher R., The Dawn of the e-lance Economy, Harvard Bussiness Review, n° 76/5, septembre-octobre 1998, pp 144-152. On notera que ce mode de production coopératif sans cadre pré-établi est proche de celui de la science.

On notera que sur ce point les données empiriques font largement défaut, qu'elles soient quantitatives ou même qualitatives ; il existe peu d'études précises sur les nouvelles trajectoires organisationnelles des grandes firmes, et l'analyste reste trop souvent dépendant de la manière auto-justificatrice dont les présentent leurs dirigeants.

Voir Coninck (de) F., Travail intégré, société éclatée, Paris, PUF, 1995.

Voir Terssac (de) G., Tremblay D-G. (eds), Où va le temps de travail ?, Toulouse, Octares, 2000 ;Toemmes J., Vers la fin du temps de travail, Paris, PUF, 2000.

Sur ce concept de "meta-organisation", voir Rullani E., Il postfordismo, in Isfid, Fare Impresa nel Terzo Millenio, Arco, Venezia, 2000

Voir Gensollen M., La création de valeur sur Internet, in P. Flichy (dir), Internet : un nouveau mode de communication. Réseaux, Hermès, vol 17. N° 97, 1999, pp 17-76

Je ne développerai pas ici cette analyse organisationnelle, me permettant de renvoyer le lecteur à Veltz P., Les organisations cellulaires en réseau : portée et limites d'une mutation, in K. Chatzis, al., L'autonomie dans les organisations. Quoi de neuf ? Paris, L'Harmattan, 1999, ainsi qu'aux derniers chapitres de Veltz P., Le nouveau monde industriel, Paris, Gallimard, 2000.

Les taux d'externalisation de ces fonctions sont en moyenne deux fois plus élevés aux USA qu'en France, où ils progressent rapidement. Voir P.A. Consulting. Externalisation des services dans l'industrie, Secrétariat d'Etat à l'Industrie, 2000.

Voir Vergeau E., Chabanas N., Le nombre de groupes d'entreprises a explosé en 15 ans, INSEE-Première, n° 553, novembre 1997.

Voir Maitre B., Aladjidi G., Les business models de la nouvelle économie, Paris, Dunod, 1999.

Sur la métaphore écologique, omniprésente dans le hightech, voir Moore J., The Death of Competition, Harper Business, 1996

Voir Argyris C., Savoir pour agir, Paris, Interéditions, 1995.

Voir sur ce point Coutrot T, L'entreprise néo-libérale, Paris, La Découverte, 1998.

Voir notamment les travaux d'O. Favereau.

Voir Munck (de) J., Verhoeven M. (ed). Les mutations de rapport à la norme, Bruxelles, De Boeck, 1997 et, sous un angle plus philosophique, Munck (de) J., L'institution sociale de l'esprit, Paris, PUF, 1999.

Voir la contribution de F. Gaudu dans ce livre, ainsi que le "rapport Supiot". Supiot A. (dir). Au-delà de l'emploi, Paris, Flammarion, 1999.

Ghoshal S., Bartlett L., L'entreprise individualisée, Paris, Maxima, 1998. Voir notamment le chapitre intitulé "Modeler le comportement des individus".

Hirschman A.O., Exit, Voice and Loyalty. Response to Decline in Firmes, Organizations and State, Harvard University Press, 1970.

On a souvent noté l'existence de tels espaces de loyauté dans des marchés du travail extrêmement mouvants comme celui de la Silicon Valley, par exemple.

Voir Storper M., Technologie, stratégies des firmes et ordre territorial, Sciences de la société n° 48, 1999, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, pp 9-23.

Rullani (op. cit.) suggère l'existence d'un choix de ce type pour les districts industriels de la Vénétie, encore efficaces, mais qui n'ont plus de rôle leader dans l'émergence de nouveaux produits ou de nouveaux procédés.

Voir la contribution de R. Bercot dans cet ouvrage.

Alors que, comme le remarque D. Cohen, les grandes organisations bureaucratiques savaient ménager des interstices pour les inaptes, les "appariements sélectifs" modernes rendent cela plus difficile. Cohen D., Richesse du monde, pauvreté des nations, Paris, Flammarion, 1996.

Voir Aubert N., Gaulejac (de) V., Le coût de l'excellence, Paris, Seuil, 1991.

Frauenfelder M., Revenge of the Know-It-Alls. Inside the Web's free-advice Revolution, Wired, july 2000, pp 144-158.

Clot Y., La fonction psychologique du travail, Paris, PUF, 1999.