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La sociologie du travail peut-elle encore parler de la technique ?

P. Veltz,

In Pouchet A. (ed) Sociologie du travail : 40 ans après, Elsevier 2001

 

De la technique comme référent central de la sociologie du travail à la technique introuvable

Je n'aurai pas la prétention, dans ce bref article, de restituer précisément les transformations subies par la thématique de la technique au cours des quarante années de "sociologie du travail". Mais un survol sommaire suffit à montrer le considérable décentrage subi par cette thématique.

Pour les fondateurs de la sociologie du travail, la technique est un référent central, voire le référent principal, de l'analyse. Elle est l'autre massif, menaçant, installé au centre de la société du travail. Notons qu'il ne s'agit pas de n'importe quelle technique : mais presque exclusivement des techniques de production, du machinisme industriel, de la mécanisation, de l'usine en voie d'automation. (A l'exception de Naville, qui a une vision plus large). La problématique dominante est celle de l'aliénation et/ou de l'extension d'une rationalité instrumentale univoque. Comment résister à l'emprise de la "cage de fer" ? Comment aménager des conditions de travail humaines en faisant barrage aux puissantes réifiantes de la mécanisation ? Telles sont les questions centrales.

Dans les années 70 – le numéro du 20 e anniversaire de Sociologie du travail en est une bonne illustration, ce que certains appellent le "paradigme techniciste" commence à exploser. La conception de la sociologie du travail comme face à face entre les techniques mécanisées de process et l'organisation du travail est critiquée de toutes parts. Certains travaux, comme ceux de M. Freyssenet, restent dans la droite ligne de la sociologie friedmannienne du "transfert d'intelligence" entre les zones d'exécution déqualifiées et les zones de conception. ("L'intelligence semble peu à peu se retirer des opérations de production, se concentrer dans le dessin, la conception, l'exécution des machines et dans les bureaux d'études taylorisés") (). Mais d'autres courants contestent ce point de vue. Certains le font dans une certaine continuité, en cherchant à élargir la thématique plus qu'en la remettant en cause radicalement. C'est le cas, d'une part, des marxistes qui insistent sur la nécessité d'analyser la technique elle-même comme "rapport social" et qui, surtout, veulent justifier une vision plus optimiste, moins unilatérale, de l'automatisation comme effet de la "révolution scientifique et technique" (). C'est le cas, d'autre part, de ceux qui remettent en question la coupure délibérément opérée par le courant friedmannien des années 50 entre économie et sociologie () et qui veulent rebâtir un lien entre les techniques, les formes d'organisation du travail et les processus de valorisation économique (nouvelles règles de gestion, apparition de nouveautés comme le juste-à-temps, vogue des formes japonaises d'organisation dont on découvre qu'elles sont largement indépendantes de la technique). En découleront, comme on le sait, les débats des années 80 sur la distinction ou la non-distinction entre "sociologie du travail" et "sociologie de l'entreprise". D'autres courants déplacent plus radicalement le champ et la focale de l'analyse. Ils viennent d'horizons divers : la sociologie des sciences, l'interactionnisme, l'ethnométhodologie et la sociologie cognitive. Malgré leur diversité, ces courants se retrouvent sur deux points essentiels : la "cognition située" () et le rôle essentiel de la médiation des objets dans l'action humaine (). Les objets techniques et l'agir technique sont au cœur de ces approches, mais, à la différence des précédentes, elles récusent implicitement ou explicitement tout discours générique et général sur les techniques, leur évolution, leur rôle, leur structuration.

Bien entendu, ces infléchissements théoriques, qui marquent une véritable rupture de continuité avec les travaux des années 50 à 80, et qui se traduisent par une sorte de déperdition progressive des problématiques traditionnelles construite autour du machinisme industriel, sont à relier à l'évolution du monde réel et aux observations de terrain. Sous l'angle empirique, plusieurs constats majeurs alimentent la critique des visions traditionnelles de la technique comme instance massive, unifiée et déterminante dans l'évolution du travail. Ceux qui s'intéressent à l'évolution d'ensemble des organisations des firmes, de la production, du travail sont bien obligés de constater que l'évolution technologique vient en second rang dans l'ordre des moteurs du changement, en particulier par rapport à l'évolution des formes de la concurrence, qui se révèle beaucoup plus puissante. Alors que les débats se focalisent autour du "toyotisme", de la "lean production", des "nouveaux concepts de production", la discussion sur la technique passe insensiblement au second plan. Même l'exaltation technologique actuelle autour d'Internet et de la "nouvelle économie" ne contredit pas véritablement ce constat. On constate, en second lieu, que l'évolution des produits et des modes de conception des produits, grands oubliés de la sociologie du travail traditionnelle, compte autant voire plus que l'évolution des techniques de process. Enfin, au niveau micro, il apparaît que "les formes d'agir autour des objets techniques sont beaucoup plus variées que ne voudraient le faire croire les critiques de la modernité" et que "rien ne ressemble, dès lors qu'on s'intéresse dans les enquêtes empiriques aux univers où prolifèrent les objets techniques, à cette soi-disant expansion de la raison instrumentale" (). Pour Dodier, comme pour beaucoup d'autres analystes s'intéressant à la mise en œuvre des objets techniques, le maniement de ces objets apparaît comme une activité multi-dimensionnelle, d'"équilibrage" entre des instances éclatées, beaucoup plus que comme un processus univoque et déterministe.

Au total, le chemin parcouru est assez singulier. On part d'une époque où la technique est un référent clair et central dans le programme d'une sociologie spécialisée dont l'axe est le face-à-face entre les machines et le travail industriel. A l'arrivée, la technique a complètement perdu cette centralité dans le corpus théorique et dans les approches empiriques. On se trouve au contraire devant une sorte de double disparition ou de double escamotage de la technique. Dans les discours généraux, la technique paraît à la fois omniprésente, enveloppante ("société de l'information", "économie de la connaissance", etc) et complètement subordonnée aux dynamiques de la concurrence globalisée et de la financiarisation. Dans les micro-analyses, elle se trouve indéfiniment diffractée en objets techniques spécifiques, locaux, au statut mal défini, jusqu'au point limite où la sociologie des sciences latourienne postule la symétrie entre humains et non-humains.

Situation étrange, où la technique est à la fois partout et nulle part. Peut-on alors émettre l'hypothèse que cette situation dans le discours sociologique n'est pas seulement signe d'impuissance à agripper l'instance technique contemporaine, comme instance "séparée" du monde social, mais renvoie à des mouvements de fond du monde réel ?

Paysages "post-techniciens" ?

Au cours des dernières décennies, notre regard sur la technique n'a peut-être pas changé aussi vite que la technique elle-même. Entre le discours "micro" sur le rôle des objets dans l'interaction (qui ne dit rien sur la technique en général) et le discours "macro" muet sur la technique (ou professant un optimisme technologique générique, ce qui revient à peu près au même), y a-t-il encore place pour une analyse à la fois spécifique et générale de la technique contemporaine ? Prenons le risque de proposer quelques pistes de réflexion.

La fin de la machine outil

Une première remarque est qu'il serait probablement temps de cesser de penser la technique à travers la métaphore centrale de l'outil, prolongement consciemment organisé du bras humain vers la transformation de la nature. Cette représentation, absolument centrale dans la sociologie du travail classique (sauf, à nouveau, chez Naville, qui propose une vision plus riche), est de plus en plus réductrice. Ni Leroi-Gourhan (l'outil prolongement de l'homme, évoluant de manière plus ou moins vitaliste), ni Marx (le travail mort se séparant, comme cristallisation inerte, du travail vivant) ne fournissent des images pertinentes. Car, d'une part, il apparaît que la technique moderne est médium entre les hommes autant et plus qu'outil d'action sur la nature. La technicisation universelle rend même cette distinction problématique. Si l'on reprend le vocabulaire marxien, le "travail mort" et le "travail vivant" s'interpénètrent en tout lieu, d'une manière qu'on pourrait qualifier de fractale. Il existe, certes, de grands ensembles machiniques autonomisés, opaques et difficilement pénétrables. Mais, simultanément, l'existence quotidienne est devenue impensable sans l'imbrication permanente de l'action humaine dans de multiples dispositifs qui sont à la fois limitants et démultipliants pour la puissance pratique, réducteurs et créateurs de libertés d'action. L'analyse de cette technicisation de la vie peut ainsi légitimement se déployer sur le registre traditionnel de l'aliénation, lorsque Gadamer, par exemple, souligne la "perte de flexibilité" dans la relation au monde () ou sur le registre plus positif de la "confiance" dans les systèmes experts comme caractéristique centrale de la modernité (Giddens). Et ce qui est vrai de la vie quotidienne en général l'est, a fortiori, des espaces de travail, qui ne peuvent plus se décrire comme un face à face entre des machines-outils et des hommes, mais qui se présentent comme un enchevêtrement inextricable d'objets et de relations médiatisées par ces objets. Au total, le fait majeur est bien celui-ci : du fait de l'extraordinaire prolifération de la technique, il devient difficile de lui assigner un lieu et une fonction. A. Picon parle ainsi de "mort de la technique" non pas parce que celle-ci serait sur le point de refluer, mais bien "à cause de la technicisation de la société à tous les niveaux – technicisation qui s'accompagne d'une perte générale de lisibilité" ().

Hybridation généralisée

L'une des conséquences, ou l'un des symptômes majeurs de cette situation que l'on pourrait caractériser de "post-technicienne", est la difficulté croissante de classer les objets, de les organiser en ensembles cohérents. Comme le montre A. Picon, ni les "systèmes techniques" à la B. Gille, ni "les lignées techniques" à la Simondon ne rendent compte de manière satisfaisante du caractère hybride, baroque, des univers techniques modernes ().

 

La diffusion des dispositifs électroniques dans tous les domaines est sans doute l'une des raisons majeures de cette hybridation généralisée. Mais ce n'est pas la seule. Même les produits et les systèmes de production les plus simples mobilisent aujourd'hui couramment une extraordinaire diversité de techniques qui relevaient autrefois de branches séparées. La fabrication d'opercules de yoghourt, par exemple, produit qui paraît simple mais qui est en réalité un produit très compliqué, un feuilleté composé de sept couches différentes, réunit aujourd'hui dans une même usine, par ailleurs tout à fait ordinaire, des compétences en CAO, en imprimerie, en chimie de traitement des encres, en collage, en mécanique, etc. C'est la raison pour laquelle, également, il est devenu impossible d'enfermer les processus d'innovation et même de production dans des nomenclatures sectorielles ou disciplinaires simples. Pour caractériser ces univers techniques contemporains, A. Picon propose alors la métaphore du "paysage" : quelque chose qui n'est pas illisible, qui se déploie comme un mélange savant d'ordre et de désordre, mais dont la cohérence n'est pas de nature systémique. On notera aussi que ce caractère hybride des univers techniques contemporains n'est pas toujours immédiatement apparent. L'objet technique moderne, machine ou produit, se présente en surface comme lisse, fonctionnel, clean. C'est lorsqu'apparaît la panne, la rupture, que se révèle sa profondeur sous-jacente, que B. Latour qualifie de "labyrinthique". Brusquement, l'objet dévoile son caractère multiple, il renvoie à d'innombrables autres objets, personnes, compétences, qui en constituent l'arrière-plan (). On notera enfin que ces processus d'hybridation ne se bornent pas à mixer d'innombrables manières les objets issus de la mécanique, de l'électricité, de l'électronique, de la chimie. Le processus central, le foyer le plus actif et le plus ouvert, celui qui nourrit les projets et les utopies les plus puissantes, est l'hybridation de l'inerte et du vivant, dont on ne prend pas grand risque à penser qu'elle sera au cœur des techniques du siècle qui vient.

Transversalisation

Alors que l'hybridation consiste à mélanger des techniques d'origine et de nature multiples, la transversalisation des univers techniques se décrit comme un processus de synthèse, comme l'émergence de connexions qui rendent poreuses les frontières traditionnelles des secteurs industriels et des champs disciplinaires. Ceci en raison de deux phénomènes qui transforment en profondeur la conception des objets techniques : la remontée vers les connaissances de base et vers l'instrumentalisation des mécanismes physico-chimiques fondamentaux ; la numérisation permise par l'informatique, qui établit une sorte de plan d'équivalence généralisé entre des domaines jadis distincts, car relevant de mécanismes physiques ou analogiques multiples. Le développement de l'électronique elle-même, mais aussi les secteurs économiquement cruciaux des matériaux et des biotechnologies, illustrent parfaitement ces processus. Dans le domaine des matériaux, par exemple, la remontée vers la science de base et vers les mécanismes physico-chimiques élémentaires permet une conception "fonctionnelle" des matériaux, l'élaboration de matériaux sur-mesure, et un élargissement considérable des solutions offertes aux usagers. Pour les industriels, les stratégies consistant à déployer des applications multiples à partir de la maîtrise de compétences amont sont souvent plus payantes que les stratégies fondées sur la spécialisation traditionnelle autour de filières ou de procédés aval. Car ces stratégies partant de l'amont sont plus riches et surtout limitent les risques de verrouillage (lock-in) dans des filières technologiques particulières.

Contextualisation, procéduralisation ett "privatisation"

Pour les raisons qu'on vient d'esquisser, et pour d'autres raisons liées aux conditions économiques de la concurrence (nécessité vitale de raccourcir les délais de conception et les délais d'apprentissage en tous genres ; nécessité de combiner les économies d'échelle extensives et les processus fins d'adaptation des produits et des procédés à des contextes variables), les conditions de production des savoirs techniques et de leur insertion dans l'économie marchande se modifient profondément. La distinction récemment proposée par Gibbons et divers autres auteurs entre deux modes canoniques de production et de circulation des savoirs rend assez bien compte de l'une des grandes lignes de ce changement (). Dans le mode traditionnel, la recherche s'organise sur des bases disciplinaires. Des communautés de spécialistes évaluent et certifient les résultats. Puis les connaissances sont transmises aux utilisateurs qui les adaptent et les combinent en fonction de leurs besoins. Dans le mode nouveau, les savoirs sont immédiatement produits sur une base pluridisciplinaire et, surtout, au contact direct des contextes d'application et des problèmes à résoudre. L'évaluation socio-économique est prééminente et l'appréciation de la qualité n'est plus l'apanage des seuls scientifiques. Les vieilles distinctions entre sciences de base et sciences appliquées, sciences et techniques sont ainsi fortement bousculées. D'autre part, l'incertitude sur les usages réels devient une donnée de base des processus de conception. Il y a un fort constraste entre la décontextualisation des principes génériques (scientifiques) mis en œuvre et la forte contextualisation des usages, souvent imprévisibles pour les offreurs de technologies nouvelles. Il en résulte un véritable frein à l'innovation, car les risques sont multipliés, et la stratégie la plus prudente est souvent d'attendre que les autres se lancent. Ces risques peuvent être réduits par la mise en place de cadres coopératifs, permettant des processus exploratoires et itératifs entre offreurs et utilisateurs des techniques, avant la mise au point définitive de ces dernières. Enfin, alors que les techniques éprouvées se disséminent très vite à travers le monde, rendant fragiles toutes les positions statiques d'avance technologique, on constate au contraire une très forte polarisation, géographique et sociale, des milieux où émergent les techniques de pointe. Dans de nombreux secteurs, quelques plates-formes industrialo-universitaires, en nombre réduit, tendent ainsi à dominer très fortement le reste du monde.

Tout ceci se traduit, en définitive, par des évolutions paradoxales. Dans les univers techniques traditionnels qui formaient l'environnement des fondateurs de la sociologie du travail, la technique était considérée comme menaçante en raison de sa force réifiante, mais elle était aussi, en contrepartie, porteuse de valeurs d'universalité, car tout naturellement située, comme la science dont elle dérivait, dans l'espace public, accessible, au moins potentiellement, à tous. Les circuits courts (et les courts-circuits) entre la science, la technique et les affaires, les enjeux concurrentiels stratégiques qui s'attachent à l'appropriation privative des techniques de base, le rôle croissant de connaissances qui ne sont cruciales qu'à un moment et dans un lieu donné (connaissances que N. Bouleau qualifie de "furtives" et qu'on trouve notamment dans l'univers de la finance) (), la constitution progressive de l'université en industrie concurrentielle, la force des mécanismes auto-cumulatifs de concentration des compétences de pointe : autant de facteurs qui conduisent, pour le moins, à réinterroger la "nature publique" de la technique.

Trois questions vives

La grande controverse des années 60-70 sur le "déterminisme" ou le "non-déterminisme" des techniques (sous-entendu : de process) semble aujourd'hui presque éteinte, faute de combattants. Les travaux récents dont on dispose sur l'impact de l'introduction, toujours plus massive, des technologies d'information dans les entreprises semblent révéler surtout la grande variabilité des trajectoires organisationnelles que ces technologies permettent, la plasticité de leurs usages et de leur impact sur les contenus du travail (). Dans les enquêtes sur les conditions du travail, il apparaît clairement que les contraintes liées à l'organisation des flux, à l'orientation-client, l'emportent de plus en plus sur les contraintes machiniques traditionnelles ().

Le grand débat de fond qui sous-tendait cette discussion sur le "déterminisme technologique" — c'est-à-dire le débat sur l'aliénation technique et les marges de manœuvre laissées à une action humaine capable de s'extraire des logiques instrumentales et systémiques — s'est également considérablement émoussé. Nombreux sont aujourd'hui les chercheurs qui, tout en maintenant une attitude critique, refusent les coupures rigides comme celle qui opposerait pour reprendre les termes d'Habermas, le "monde systémique" au "monde de l'intercompréhension" et qui mettent en doute l'idée selon laquelle la technique instituerait nécessairement entre les hommes des rapports mécaniques invalidant ipso facto les bases d'une intersubjectivité authentique. Une attitude plus ouverte vis-à-vis de la technique, de ses risques mais aussi de ses potentialités, s'est ainsi, me semble-t-il, répandue. Mais la question reste ouverte de savoir si, dans le nouveau contexte esquissé au paragraphe précédent, la sociologie demeure capable d'aborder des questions générales relatives au milieu humain de la technique, aux interactions entre travail, organisation et techniques, autrement qu'en constatant une indéfinie variabilité et autrement qu'en accumulant des analyses micro et radicalement contingentes du rôle des objets dans l'interaction humaine ?

Evoquons pour finir, sans prétention aucune d'exhaustivité, trois grandes classes de questions vives qui ouvrent, me semble-t-il, des espaces passionnants à la recherche ; les questions relatives à la maîtrise d'univers technologiques proliférants et instables ; les questions relatives à la place globale des rationalités techniques(et des acteurs techniciens) dans la nouvelle dynamique économique : les questions relatives aux formes de solidarité (et symétriquement : de désolidarisation, d'exclusion) que ces univers engendrent ou inhibent.

La maîtrise des grands systèmes techniques

La question de la maîtrise des univers techniques est généralement abordée surtout à partir de ses formes "chaudes" : risques majeurs, catastrophes, dangers de débordement par des logiques de type "apprenti sorcier". Mais les formes "froides", banales, quotidiennes, ne sont pas moins intéressantes.

Le problème le plus immédiat, à cet égard, et le plus important économiquement, est celui de la fiabilité-disponibilité des systèmes techniques de plus en plus ramifiés, étendus et fragiles qui forment le soubassement de l'économie moderne (grandes unités automatisées, systèmes logistiques, réseaux-supports de services en tous genres). Depuis 20 ans, le montant du capital fixe par tête de salarié dans l'économie française a été multiplié par quatre ! C'est assez dire l'enjeu économique central que représente le "bon usage" de ce capital, c'est-à-dire sa pleine utilisation à la fois par l'ajustement aux demandes (flexibilité) et par l'élimination des défaillances (fiabilité proprement dite). (C'est d'ailleurs ce "bon usage" qui fait aujourd'hui la différence entre les firmes ou les territoires compétitifs et les autres). Il se trouve que la première conséquence des possibilités offertes par l’informatisation est l’irrépressible tendance à étendre sans cesse le degré d’intégration des systèmes techniques, à les interconnecter, ce qui les rend de plus en plus vulnérables à la propagation des pannes locales et appelle des degrés de fiabilité très supérieurs aux normes qui prévalaient dans la culture industrielle traditionnelle. Naville, toujours lui, avait déjà noté cette caractéristique : "La complexité et la sensibilité des mécanismes sont tels qu'ils deviennent capricieux, rétifs, atones ou emballés, aussi difficile à satisfaire que les êtres humaines" (). Ceci est, par exemple, la différence principale entre un atelier d’usinage ou d’assemblage robotisé et un atelier classique composé de machines indépendantes. Une course-poursuite incessante se réalise ainsi entre fiabilité et intégration. Dès qu’un ensemble est fiabilisé, l’équilibre atteint est remis en danger par le passage à un niveau d’intégration plus étendu. Comment le travail et les interactions humaines permettent-ils de mettre sous contrôle ce type de processus ? C’est là, me semble-t-il, une question à la fois cruciale (par ses enjeux pratiques) et paradigmatique (par ses enjeux théoriques), où la coopération de la sociologie avec d’autres disciplines comme l’ergonomie et la psychologie est à l’évidence nécessaire (). Les résultats des recherches disponibles sur ce thème suggèrent que les processus classiques de rationalisation du travail sur une base analytique ne sont pas les réponses les plus adaptées et peuvent s’avérer contre-productives. Les démarches rigoureuses et formalisées sont évidemment nécessaires. Mais, schématiquement, on peut noter que les modèles analytiques traditionnels visant à l’exhaustivité et à l’établissement de répertoires d’action a priori de type "si … alors" échouent fréquemment. Du point de vue de la sécurité, la recherche d’ultra-sécurité se révèle dangereuse (). L’épreuve pratique de la fiabilisation repose surtout sur la qualité de la communication (ouverte) entre les hommes, elle met enjeu des capacités de "configuration" par induction et des capacités de jugement global qui ne relèvent pas du modèle analytique a priori (). En d’autres termes, la complexité même des objets et des situations impose des démarches qui ressemblent plus au jugement clinique du médecin qu’à l’application de procédures "techniciennes" rigides. En ce sens, le travail en milieu technique avancé prend de la distance par rapport à ce que les Grecs appelaient la "technè", c’est-à-dire un savoir faire codifié, spécialisé et susceptible d’être complètement transmis par enseignement et apprentissage. L’agir technique n’est pas enfermé dans une automatisation des comportements sans marge ni distance. Il est au contraire ouvert en permanence sur des formes de débordement impliquant la maîtrise savante de connexions causales complexes, appuyée sur des réseaux d’interaction où s’échangent des argumentations relatives aux moyens et aux fins de l’action.

Des transformations de nature voisine concernent le travail des experts et des ingénieurs chargés de "modéliser", a priori ou a posteriori, des systèmes naturels et artificiels complexes. Comme le souligne N. Bouleau, l’intérêt des possibilités considérables de modélisation qui sont ouvertes par l’informatique et qui révolutionnent le travail des ingénieurs n’est pas de résoudre de manière univoque des problèmes, mais d’ouvrir des espaces de débat et de décision, en modifiant la relation traditionnelle entre connaissances scientifiques et connaissances pour l’action. L’ingénieur est moins le messager d’un savoir scientifique surplombant qu’un médiateur explorant les possibilités de lier des savoirs prédictifs avec des savoirs pratiques. De plus en plus, il se trouve confronté à des situations où les mesures et les données disponibles sont très insuffisantes (les problèmes liés à l'environnement en sont une illustration typique) et où les théories sont sous-déterminées par les faits (c'est-à-dire que des modélisations diverses sont susceptibles de rendre compte des mêmes réalités) ().

Les rationalités techniques dans la dynamique économique contemporaine

Si les modes d’action et de raisonnement des techniciens au sein de la sphère technique elle-même constituent un objet de recherche essentiel, un autre problème est celui de la place globale des logiques et des acteurs de nature technique dans la dynamique économique et sociale. Force est, ici, de noter encore un paradoxe. Alors que l’innovation technique est censée tirer l’économie, et en particulier la "nouvelle économie", la place des acteurs techniciens est incontestablement en recul dans les entreprises et, probablement, dans la hiérarchie sociale en général. Les logiques de type "market pull" l’emportent dans la totalité des secteurs, ou peu s’en faut, sur les logiques traditionnelles de type "technology push". Un peu partout, et notamment dans les industries traditionnellement les plus technicisées, les acteurs techniques se sentent mal-aimés, déstabilisés voire marginalisés, du fait de la primauté accordée aux fonctions commerciales et financières. On leur demande de faire tourner sans bruit leurs systèmes et leurs réseaux, mais les feux de la rampe et les hauts salaires sont pour d’autres. Dans quelle mesure cette évolution est-elle circonstancielle, réversible ? Comment est-elle vécue ? La sociologie des techniciens, au sens large du terme, reste un champ peu exploré ().

On notera aussi, sous la même rubrique, que ce recul de la place sociale des techniciens va de pair, plus profondément, avec un recul des modes "technicisés" d’objectivation et de représentation des performances économiques. Jamais les firmes n’ont à ce point produit et calculé de ratios quantitatifs en tous genres. Et pourtant, on constate que les modes traditionnels de construction objectivée des référentiels de performance sont en déclin continu. Le recours à des standards calculés analytiquement et a priori ― cœur du taylorisme historique ― est de plus en plus marginal. Les niveaux de performance sont définis de façon récursive, de proche en proche , à travers la comparaison (benchmarking) concurrentielle ou interne, à travers la négociation, commerciale ou non. Les rapports de force ou d’influence y sont désormais explicitement présents. La planification, qui est la modalité d’action la plus proche de l’éthos technicien traditionnel, est à peu près universellement balayée par la mise en œuvre de procédures de régulation négociées, mouvantes, appuyées sur des normes de plus en plus procédurales et de moins en moins substantielles ().


Technique, solidarités et exclusions

Au delà des aspects fonctionnels évoqués plus haut à propos de la fiabilité, la question des liens entre les formes de solidarité (ou de non-solidarité) et les dispositifs techniques contemporains constitue sans doute une question particulièrement pertinente et riche. La question posée n’est plus seulement celle de l'"aliénation" : comment les hommes s’arrangent-ils des dispositifs techniques étrangers pour maintenir des liens vivants entre eux ? Mais : comment les objets et les systèmes techniques proliférants, capillaires, presque toujours "opaques" quant à leur fonctionnement en couche profonde, sont-ils mobilisés dans leurs schémas relationnels ? Comment les rapprochent-ils ou les éloignent-ils les uns des autres ? Comment l’ambiance technicisée favorise-t-elle ou inhibe-t-elle les solidarisations ou désolidarisations, dans le cadre des coopérations productives ou dans un cadre social plus global ?

N. Dodier aborde cette question, dans l'espace de l'atelier, en opposant la solidarité technique (encore appelée "solidarité de réseau"), caractérisée par la prédominance des aspects fonctionnels, et la solidarité de société, au sens de Durkheim, fondée sur des sentiments plus profonds de "nécessité" et de "respect". Il me semblerait toutefois pertinent de confronter les formes de solidarité induites par les dispositifs techniques non seulement avec les formes les plus générales de la solidarité "sociale", mais avec les types particuliers de solidarité engendrés par l’univers organisationnel de la grande firme, en particulier lorsque celle-ci prend la forme de la firme-réseau, c'est-à-dire la forme d'un ensemble d’entités liées entre elles par la soumission à un même centre stratégique, mais relativement autonomes quant aux moyens mis en œuvre pour atteindre les buts assignés.

Il me semble en effet que, loin de s’opposer, les caractéristiques de la solidarité technique et les traits dominants de ce qu’on pourrait appeler "l’univers moral" de la firme-réseau et des espaces de travail modernes en général sont profondément convergents. La fonctionnalisation de l’action liée à la technique ― agir ici et maintenant, développer des liens de coopération en fonction de leur utilité, en dehors de toute référence universalisante et en dehors de toute visée dépassant l’efficacité ― rejoint la fonctionnalisation générale des liens qui est celle de la firme moderne, et qui tend à s’étendre à de larges pans de la vie sociale en général () . Coopération fonctionnelle intense, sur fond de liens "sociétaux" faibles : ceci vaut pour l’action spécifiquement technique, mais aussi, tout autant, pour le travail selon le "mode projet" ou pour le travail d'équipe en cellule autonome, caractéristiques de l’organisation actuelle (). De même, les processus de polarisation spontanée et cumulative des compétences autour de certains noyaux, au détriment des autres, processus qui sont fondamentaux dans la dynamique de la firme-réseau et qui s’opposent aux formes traditionnelles de la division de travail planifiée, ressemblent fort à ce qui s’observe autour des systèmes techniques. Le caractère mutualisé et informel de l’apprentissage de l’informatique ― produisant des effets de solidarité, mais aussi d’exclusion de ceux qui ne parviennent pas à se brancher sur les réseaux informels d’assistance ― en est un exemple ().

Au total, il n’est donc pas sûr que la technique, ici, "aggrave" ce qui est inscrit dans des dynamiques plus globales. Si l'on reste optimiste, on peut même se demander s’il n’y a pas une certaine inversion : alors que les liens coopératifs humains sont de plus en plus éphémères, fonctionnels, éclatés (par exemple dans les projets), les systèmes techniques peuvent être le support de construction de référentiels partagés relativement plus stables. De même, les relations aux objets techniques peuvent exiger, dans les réseaux, autant voire plus de "loyauté" et de responsabilité que les relations entre humains. Enfin, la reconnaissance du caractère nécessairement distribué des savoirs nécessaires à la moindre action efficace dans un cadre hautement technicisé n'a pas seulement des implications cognitives : elle façonne des attitudes morales et des pratiques relationnelles où le sentiment de l'interdépendance fonctionnelle peut se combiner, ou non, avec des formes plus classiques de solidarité affective ou communautaire. Bien entendu, il ne s’agit ici que de remarques générales, d’hypothèses à peine ébauchées. Leur seule ambition est de suggérer en quoi une analyse conjointe de l’univers moral de la technique et de l’univers moral de la firme-réseau constituerait, pour la sociologie du travail, un objet digne d’attention.


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Veltz P. (1999), Les organisations cellulaires en réseau : portée et limites d'une mutation. Dans K. Chatzis, C. Mounier, P. Veltz, P. Zarifian (s/d), L'autonomie dans les organisations. Quoi de neuf ? Paris, L'Harmattan, p 293-314.

Veltz P. (2000), Le nouveau monde industriel. Paris, Gallimard.

Friedmann, 1946, p 166.

. Voir, typiquement Lojkine, 1982.

. Voir sur ce point Maurice, 1980.

. Voir le numéro spécial de Sociologie du travail, 4/94.

. Voir aussi 4/94 et de nombreux autres textes, par exemple Conein, Dubuisson, Reynaud, 1998.

. Dodier, 1995, p 23.

. Gadamer, 1995. Voir le chapitre Qu'est-ce que la pratique ?

. Picon, 1998, p 63.

. Picon, 1997.

. Voir Latour, 1994. "Arithmétique tout à fait curieuse des techniques, car on ne peut jamais en compter les éléments : si ça marche bien, ça compte pour un, ou même pour rien (si c'est un simple intermédiaire), mais s'il y a des pannes, à ce moment on voit soudain apparaître des dizaines ou des centaines de personnes et de compétences".

. Gibbons, al., 1994.

. Voir Bouleau, 1998.

. Voir par exemple d'Iribarne, Gadille, Tchobanian, 1997.

. Voir par exemple Gollac, Volkoff, 1996.

. Naville, 1963, p.41.

. Bien entendu, ce problème générique de la fiabilité est encore plus important lorsqu’aux enjeux économiques s’ajoutent des enjeux de sécurité des personnes.

. Voir Amalberti, 1992 et Amalberti, 1999.

. Voir F. de Coninck, 1995.

. N. Bouleau note à cet égard que l'épistémologie de Quine est beaucoup plus pertinente ici que celle de Popper, le cas du modèle réfutable par l'expérience étant très exceptionnel. Voir Bouleau, 1999 et Quine, 1977.

. Voir Dhaleine, 1998.

. Voir de Munck, Verhoeven, 1997 et Veltz, 2000.

. Veltz, 1999, pp 293-314.

. Alors que l'univers industriel traditionnel était plutôt caractérisé par la combinaison inverse : liens sociétaux forts, mais relations fonctionnelles de coopération limitées.

. Voir Gollac,1996.