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P. Veltz, Le nouveau monde industriel, Gallimard, 2000, conclusion

 

Comme dans toutes les périodes précédentes, l’univers du travail est en relation réciproque, mais non mécanique, avec les autres univers de la vie. Depuis les enceintes plus ou moins closes des usines, des bureaux, des salles de contrôle ou des laboratoires jusqu'aux multiples arènes de la vie quotidienne dans nos villes, les mêmes fils courent et tissent mille médiations. Au delà de tous les débats techniques entre spécialistes sur la nature et la portée des changements d’organisation du travail, l’anachronismeglobal de l’univers taylorien, dans ses multiples dimensions sociales, intellectuelles, culturelles, saute aux yeux. Ainsi, bien qu’il faille se méfier de la rhétorique de la nouveauté, tellement dévaluée par la publicité omniprésente, c’est bien un paysage nouveau du travail et la vie qui émerge en cette fin de siècle.

S'il ne fallait retenir qu'une conclusion du parcours qui précède, ce serait celle-ci : la surprenante congruence ‑ ou du moins résonance ‑ entre les changements d'allure strictement "technique" qui se déploient aujourd'hui dans l'épaisseur des organisations du travail et de la production et les tendances de fond qui remodèlent la place des individus dans nos sociétés. Les appels répétés à l'implication subjective des travailleurs et le court-circuit entre cette implication et la réussite économique de la firme constituent sans doute le noyau central où se nouent les dynamiques et les contradictions du nouveau contexte. Le paradoxe est qu’un grand nombre des éléments-clés qui composent le nouveau paysage du travail – l’ouverture des choix, la contingence des normes, la moindre automaticité des comportements, la flexibilité des liens sous toutes ses formes – sont plus ou moins rejetés dans l’univers économique, où ils provoquent une immense anxiété, alors qu’ils imprègnent toutes les autres dimensions de notre existence. Il n’y a pas lieu, me semble-t-il, d’être totalement pessimiste ou totalement optimiste quant à ce changement. Mais c’est sûrement faire fausse route que de rêver d’un retour au passé, d’un renversement ou d’un abandon des logiques de flexibilisation. Réduire les considérables risques qui découlent du nouvel ordre des choses pour ceux qui n’ont pas les ressources personnelles, relationnelles et éducatives nécessaires, est certainement prioritaire du point de vue de la justice, et probablement de l'efficacité. Mais cela passe davantage par une reconstruction, une remise en forme des droits liés au travail que par la défense systématique des droits acquis, qui profite surtout aux plus forts. Cela passe par la recréation d’institutions là où les institutions anciennes deviennent des coquilles vides. Cela passe aussi par la nécessité de comprendre ce qui se passe, d’évaluer les changements dans leur épaisseur réelle, au-delà de la référence plus ou moins globale aux méfaits du néo-libéralisme et de la "flexibilité".

S’il est une deuxième conclusion qui s’impose, par-delà toute tentation nostalgique, c’est l’ambivalence profonde des nouvelles configurations. J’en ai cité de nombreux exemples au cours des chapitres de ce livre, et on pourrait les multiplier. Bornons-nous, pour finir, à trois thèmes : la soi-disante "érosion du lien social", la montée de l’autonomie et l'exaltation de la communication.

L'érosion du lien social ? Le cliché est banal, mais tellement vague qu'il ne signifie pas grand'chose. Le changement crucial, en revanche, est sans doute la fonctionnalisation croissante des liens, leur caractère de plus en plus stratégique, calculable, révisable. Cela se lit dans toutes sortes de sphères. G. Soros raconte par exemple comment dans le monde de la finance, l'univers des "relations" qui était encore celui de la City de Londres dans les années 50-60 ("l'important n'était pas de savoir ce que l'on connaissait, mais qui l'on connaissait") est devenu un univers de la "transaction" généralisée, où les liens traditionnels ne cessent d'être transgressés pour des raisons d'opportunité (). On notera, au passage, combien cette fonctionnalisation des liens s'inscrit dans les nouvelles constructions "éthiques" qui sont celles des grandes entreprises, où il s'agit moins de se conformer à des obligations génériques et universalisantes, que de respecter des règles pragmatiques garantissant un minimum de loyauté (ou plutôt de comportement loyal) des salariés et un minimum de fidélité (ou plutôt de comportement fidèle) du consommateur. On notera aussi combien ces tendances sont congruentes avec l'univers des grandes métropoles, comme Simmel l'avait admirablement ressenti et exprimé dès le début du siècle, univers où les liens se nouent et se dénouent avec vitesse et agilité ‑ en opposition avec le monde taylorien, monde d'usines rurales, sur fond de statut et de castes, monde de conflits rugueux et de loyautés durables. Mais cette domination croissante des liens fonctionnels ‑ ce que j'ai appelé plus haut la "société-Légo" ‑ ne doit pas être perçue de manière univoque. Une liberté accrue, une ouverture des horizons d'action et de réflexion accompagnent la sortie de ce qui pourrait souvent apparaître comme enfermement communautaire. Le tissage multicolore des relations où les mêmes individus interagissent selon des modes multiples et où les critères de justice attachés à ces relations se distribuent eux-mêmes dans des registres variés (), peut créer de la confusion et de l'anxiété, mais aussi diversifier les apprentissages et enrichir la réflexivité des conduites. Enfin, s'il est vrai que la transaction l'emporte souvent sur la relation durable, cette dernière est loin de s'effacer complètement de l'univers technico-économique contemporain. Les réseaux "froids" et plus ou moins mercenaires coexistent ainsi avec des réseaux "chauds", dans lesquels les liens de confiance durables établis entre les personnes constituent un facteur de succès déterminant face à un environnement instable et peu maîtrisable. C'est ce que l'on observe, par exemple, à l'échelle de l'économie internationale, où les diasporas éthniques et religieuses continuent de jouer un rôle essentiel et probablement croissant (), en complémentarité ou opposition avec les structures plus bureaucratiques des grandes firmes.

La montée de l'autonomie ? Là encore, les ambivalences sont flagrantes. Personne ne pourrait se réjouir du passage d’un monde de protection sans autonomie à un monde d’autonomie sans protections. Il est meilleur de pouvoir conduire sa vie que de la subir, mais il n’y a pas d’autonomie réelle sans ressources pour la soutenir, la rendre effective. Comme le souligne Barel (), l’idée qu’on ne peut pas être autonome si on ne conquiert (ou ne reconquiert) pas une certaine autonomie productive, est une idée relativement récente. Le fait que cette aspiration générale à l’autonomie dans le travail – qui eut été souvent jugée absurde, il n’y a que quelques décennies – s’accompagne d’un appel du management lui-même à plus de responsabilité des exécutants crée une certaine confusion. Mais ce fait ne dévalorise pas, en soi, l’une ou l’autre de ces attentes. Le problème surgit lorsque, faute de cadre adéquat, local ou sociétal, l’autonomie débouche sur l’insécurité, la menace permanente de la relégation, et aussi parfois l’angoisse du trop-plein de possibles qui saisit, me semble-t-il, beaucoup de jeunes. Car l’autonomie dans le travail est évidemment liée à l’autonomie dans le parcours de « carrière ». Or tout le monde le dit : il n’y a plus de « carrière ». Enchaîner les optimisations successives de choix de « job » - en n’oubliant pas d’inclure dans le calcul la réversibilité des choix – n’a rien à voir avec la construction d’un projet de vie, a fortiori avec l’inscription rassurante dans un ordre organique. Le paysan, dit en substance Weber, pouvait inscrire sa vie dans un déroulement stable, l’homme moderne, en revanche, devant la diversité et la multiplicité des sollicitations qui l’assaillent, est gagné par la « lassitude » ( ).

L'exaltation de la "communication" , enfin, n’est pas un thème aux résonances moins multiples et ambiguës. Nous l’avons dit et redit, la mise en œuvre d’une communication ouverte et riche est devenue l'une des conditions d’efficacité de la production moderne. Elle est nécessaire non seulement pour résoudre des problèmes techniques complexes, mais pour expliciter de manière décentralisée des choix économiques dans les grandes organisations. En partant d’Habermas, mais résolument contre lui, il faut donc souligner qu’il n’y a pas d’un côté, la « bonne » communication orientée vers l’intercompréhension, et d’un autre côté, la cynique interaction stratégique orientée vers le succès(). Dans le travail productif, se créent évidemment des formes d’ententes qui excèdent largement les buts fonctionnels. Inversement, la multiplicité des mondes vécus ne pose pas moins problème dans la sphère du travail que dans la vie sociale en général. Le monde-réseau, où s’accroît considérablement la diversité des occasions et des besoins de communiquer est aussi un espace privilégié pour apprendre la fragilité et la faillibilité de toute communication, l’impossibilité d’une appréhension complète des intentions d’autrui et le caractère indéfiniment virtuel du collectif ( ). Mais cette école de tolérance est aussi école de relativisme. L’éclatement des référentiels normatifs peut conduire à la justification généralisée du double langage, de la ruse, à l'obligation permanente et usante de la séduction comme ressort de la réussite, et à l’affaiblissement radical de la loyauté comme valeur-clé des organisations et de la société.

Enfin, qui ne voit l’impasse et la naïveté d’une représentation où une sorte de médiation communicationnelle universelle intégrerait progressivement tous les centres d’intérêts privés du monde en une sorte de conversation planétaire ? L’ouverture des registres dans les communications qui se nouent autour de l’efficacité productive et l'émergence de formes délibératives en lieu et place des programmations rigides et des comportements automatisés ne garantissent en rien le dépassement des intérêts privés, au-delà de leur chatoiement contradictoire et dépourvu de sens pour la plupart d’entre nous. Comme le soulignent J. de Munck et M Verhoeven : « Rien dans le modèle procédural n’assure par lui-même la constitution d’un univers de sens consistant et vivant. Si les négociations ne débouchent que sur des compromis pragmatiques strictement locaux, si elles n’intériorisent pas un certain nombre d’exigences régulatrices globales, si les compromis sont uniquement justifiés en termes stratégiques, alors il est peu probable que les échanges interactifs puissent produire du sens et une intégration plus forte de la société. On va vers des procédures de problem-solving qui s'immunisent contre les questions du sens" » ( ). Il est frappant de noter à quel point ces questions qui dominent notre actualité sont proches de celles qui angoissaient les pères de la sociologie au tournant du siècle dernier, et qui ont sous-tendu la naissance de celle-ci. Car nous revoici face aux deux questions centrales que posait déjà M. Weber : celle de la liberté et celle du sens. Si l’évolution des formes productives permet d’être, quant à la première, moins pessimiste que lui, la seconde question reste entière.

Soros G., La crise du capitalisme mondial. L'intégrisme des marchés, Paris, Plon, 1998.

Sur cette pluralité inhérente à la société moderne, voir Walzer M., Les sphères de justice, Paris, Le Seuil, 1997.

Voir Cohen R., Global Diasporas, University of Washington Press, Seattle, 1997.

Barel Y., La société du vide, Paris, Le Seuil, 1984.

Weber M., Le savant et le politique.

Voir Zarifian P., L’agir communicationnel face au travail, Sociologie du travail, 2, 1999.

Voir Livet P., La communauté virtuelle, Action et communication, Editions de l’Eclat, 1994.

Op.cit., p. 273.