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P. Veltz, Le nouveau monde industriel, Gallimard, 2000, chapitre 8

 

 

- CHAPITRE 8 -

LE MONDE-RESEAU

AMBIVALENCES ET TENSIONS

Si le développement des organisations flexibles en réseau est, comme on vient de l'indiquer, une lame de fond, ces organisations n'offrent pas, pour autant, des réponses magiques à tous les problèmes. Réconcilier la vitesse et la mémoire, la souplesse des petites équipes et la puissance des grandes structures, la liberté des individus et l'efficacité des disciplines de masse : le modèle cellulaire en réseau est bien une tentative pour réaliser ces objectifs. Il est profondément accordé aux technologies et aux valeurs montantes. Mais, du point de vue de l'efficacité, le nouvel équilibre qu'il instaure reste souvent précaire. Et surtout, en déplaçant la charge de l'incertitude économique vers les individus, les familles, les communautés locales, il suscite une énorme anxiété. En résolvant certaines tensions, il en crée d'autres. Il est positif et excitant pour ceux qui disposent des ressources personnelles et relationnelles permettant d'enchaîner les expériences professionnelles comme autant de paris plus ou moins risqués, comme une ouverture progressive des possibilités de construction de soi et d'affirmation sociale de ses talents. Mais il est fondamentalement angoissant pour ceux — la grande majorité — qui ne disposent pas de ces ressources.

La mutation des formes salariales traditionnelles — souvent décrite comme la fin programmée du modèle de l'emploi stable traditionnel et du cortège de sécurités qui l'accompagnait — est la forme la plus visible des problèmes engendrés par la montée des nouveaux modèles. Mais cette mutation n'est pas séparable des tensions qui émergent au cœur même des nouvelles formes productives — et pas seulement dans leurs effets sur le marché du travail ou sur l'organisation sociale des protections. Ces limites, en quelque sorte internes, des modèles en réseau sont beaucoup moins analysées que les implications externes. Pour de nombreux observateurs, tout se passe comme s'il y avait d'un côté des logiques gestionnaires parfaitement cohérentes et monolithiques, et de l'autre côté des conséquences sociales plus ou moins destructrices. Mais cette image est fausse. Au regard de leurs propres objectifs économiques et managériaux, les organisations en réseau font surgir des problèmes nouveaux, difficiles à résoudre, sources d'expérimentations parfois hasardeuses et d'échecs. Mais le plus important est qu'elles façonnent un nouvel univers humain, un nouveau monde "moral" — en utilisant ce terme dans son double sens : nouvelles mœurs, nouvelles valeurs — et que ce nouvel univers est lui-même traversé de tensions très fortes. Une transition multiforme accompagne la montée des nouveaux schémas productifs, dans laquelle ne sont pas engagés seulement les rapports des individus à l'emploi et au déroulement de leur carrière professionnelle, mais leurs rapports au travail lui-même, les styles de relations interpersonnelles et les formes de lien social, la relation à l'entreprise et aux "entreprises collectives" en général, comme institutions et pas seulement comme organisations. Ces changements sont si profonds qu'on peut sans doute les relier à l'émergence de nouvelles formes de "personnalité" () ou de nouveaux "caractères" (). A cet égard, ils circulent, bien entendu, entre la sphère du travail et les autres sphères de la vie sociale. L'organisation productive en réseau les accueille et les modèle à la fois. Mais l'imbrication entre ces changements moraux et l'efficacité économique est directe et cruciale. Par exemple, du fait de l'éclatement structurel du réseau, la loyauté des membres est un facteur économique essentiel. Or, dans le même temps, la loyauté est une valeur en perte de vitesse, dans un monde fondé sur la précarité des engagements dans la durée (). Tel est l'exemple-type, paradigmatique, des déséquilibres qui menacent les configurations nouvelles. Essayons d'en expliciter les formes principales.

Tensions gestionnaires

On peut d'abord analyser les limites des schémas cellulaires en réseau en gardant le point de vue du gestionnaire et de l'efficacité économique. On se bornera, sur ce thème, à trois remarques.

Un premier ensemble crucial de problèmes concerne la cohésion économique du réseau. Une structure constituée comme un réseau de "boîtes noires" est par nature de tendance inflationniste. Chaque responsable d'unité a en effet intérêt à préserver des marges de manœuvre dans la négociation de ses objectifs et de ses moyens. Et l'opacité relative liée à l'autonomie rend difficile pour le centre le repérage et l'appropriation des gains de productivité, réels ou potentiels. Il est intéressant ici de rappeler que c'est précisément pour lutter contre ces mêmes effets d'opacité que les ingénieurs de l'époque de Taylor avaient vigoureusement combattu les systèmes du travail d'équipe en commandite interne, la structure d'"inside-contracting" qui était alors très répandue dans les unités de production complexes, pour lui substituer des normes objectives de productivité, soustraites aux négociations, aux rapports de force et aux brouillages divers entretenus par les responsables locaux. La mise en compétition systématique des unités et le développement obsessionnel des comparaisons (benchmarking) sont des tentatives de réponse à ce risque. Mais elles ont bien sûr leurs propres limites. Le "benchmarking", en particulier, pose des problèmes méthodologiques redoutables : comment comparer vraiment des structures complexes différentes, dans des environnements différents ? D'autre part, toute structure fortement décentralisée risque d'encourager localement — c'est-à-dire : profitant de l'organisation sans en payer les contreparties — les attitudes du type "passager clandestin", voire les tentations de jouer contre l'organisation en se mettant à son propre compte. Or ces tentations sont fortement accrues par le fait que les nouvelles organisations visent précisément à étendre la surface de contact entre la firme et ses marchés et mettent de ce fait un nombre croissant d'agents en relation directe avec le client. La lutte contre l'"opportunisme" — qui est une des justifications essentielles de l'intégration hiérarchique pour un théoricien comme Williamson — reste donc un thème d'actualité, surtout lorsque l'organisation est bâtie sur le modèle mercenaire, sans cohésion sociologique ou culturelle véritable. La multiplication récente des affaires de corruption autour de la fonction "achats" des grandes firmes-réseau est à cet égard significative.

De même qu'elle est sur le fil du rasoir en termes de cohésion, l'organisation décomposée en cellules est menacée par une diminution des potentiels de convergence entre les activités et une fragilisation des capacités d'innovation. Répartir les activités en "business unit" a, pour le management, l'avantage de rendre les activités plus proches du marché et des besoins du client. Mais la contrepartie est un double danger. Le premier est que l'organisation soit entièrement tirée du côté de la réactivité, de l'adaptation à court terme au marché existant, alors même que le mixage des compétences dans les cellules devrait permettre au contraire de développer les capacités d'innovation et d'anticipation. Le second risque est de figer des périmètres, de limiter les possibilités de fertilisation croisée, les synergies techniques et commerciales, bref de perdre au niveau du réseau dans son ensemble ce qu'on gagne (si tout va bien) au sein des cellules. C'est pourquoi, d'ailleurs, les structures en réseau sont toujours doublées de structures transversales chargées de créer ces synergies. De même, dans les organisations en équipes autonomes, le risque est grand de voir les équipes se replier sur elles-mêmes, alors même qu'elles sont, de facto, de plus en plus interdépendantes et alors même que les performances de l'ensemble dépendent de plus en plus de processus coopératifs transversaux. L'"autonomie" apparaît dès lors comme un mot d'ordre ambigu, si on la limite à son sens traditionnel d'autonomie-indépendance (). L'autre aspect essentiel est celui de l'innovation. Car l'organisation en réseau peut se révéler plus conservatrice que l'organisation centralisée. Les agents, qui sont surtout jugés sur des performances locales, n'ont pas nécessairement les moyens de proposer des changements ou des innovations tant soit peu radicales. Et ils n'ont pas toujours envie d'en assumer le risque. C'est pourquoi la manière dont sont pensées et construites les relations entre les unités est fondamentale. Il y a là, sans doute, une ligne de césure subtile mais essentielle entre deux voies. Dans de nombreux cas, on reste dans un schéma de stricte prescription des objectifs locaux et de simple coordination entre les unités élémentaires, mettant les équipes sous la pression à court terme des contraintes de l'aval, du flux de production courante. (C'est grosso modo le schéma de la "lean production"). Dans d'autres cas, au contraire, on essaie de construire des relations de coopération et de co-responsabilité véritables, à la fois au sein des cellules et entre les cellules, de mettre en place des schémas d'activité comportant des possibilités de dialogue sur les objectifs et permettant non seulement un ajustement entre des systèmes figés de tâches et de responsabilités mais une évolution de ces dernières par la mise en commun des savoirs (). Il est clair, à cet égard, que le schéma contractuel de type marchand ("client-fournisseur") ne représente pas nécessairement la forme pertinente pour obtenir ces effets de dialogue et de coopération.

Troisième ensemble de difficultés : les problèmes relatifs à la décision. Si la multiplication des relations horizontales raccourcit théoriquement les boucles de décision, elle risque de conduire à une surabondance d'informations et de sollicitations relationnelles pour ceux qui sont placés aux nœuds du réseau. Ce danger est très réel, par exemple, pour les responsables hiérarchiques dans les "organisations plates" qui sont soumis à un bombardement incessant de demandes, d'incidents à traiter dans l'urgence, etc. Une activité de communication dense n'est efficace que si elle sait trier, délimiter, borner ses objets. Trop d'interaction tue l'interaction. À l'inverse, l'angoisse que ressentent de nombreux managers devant l'opacité relative inhérente au développement de l'autonomie les conduit souvent à reprendre d'une main ce qu'ils accordent de l'autre, en multipliant les procédures, les normes, les formalismes. On crée ainsi de la confusion sur les objectifs réels des changements d'organisation, et on finit par empiler inextricablement de la complexité formelle sur de la complexité informelle, au lieu de simplifier le déroulement des activités. La prolifération des règles et des procédures tatillonnes dans les organisations qui se veulent post-tayloriennes a été relevé par de nombreux observateurs — les amenant parfois à parler de néo-taylorisme ou de survivance pure et simple d'un taylorisme où le contrôle par les gammes du travail se serait déplacé vers un contrôle non moins rigoureux par les flux et les procédures de toutes natures ().

Enfin, résumant d'une certaine manière et couronnant ces divers types de problèmes, le déploiement des formes-réseau pose la question des contradictions internes aux objectifs de flexibilité. En tirant vers la flexibilité d'adaptation, c'est-à-dire de réaction à court terme aux tendances du marché, on risque de perdre de vue la flexibilité d'anticipation, c'est-à-dire l'innovation. En variabilisant à l'excès les ressources, on risque de détruire le lien profond qui existe entre les apprentissages qui se réalisent dans la durée, la fiabilité et la flexibilité elle-même. Ainsi, une usine flexible, même au sens le plus court-termiste du mot, est d'abord une usine dont les processus sont fiables, bien réglés, parfaitement maîtrisés. Or ceci ne va pas sans accumulation des compétences, des expériences et sans un minimum de stabilité des collectifs du travail. Enfin, c'est l'ultra-flexibilité de l'emploi qui, paradoxalement, conduit le plus souvent aux retours vers la formalisation tatillonne des procédures qu'on vient d'évoquer. Ceci s'observe en particulier lorsque les turn-over deviennent extrêmement élevés. Comment garantir, en effet, dans ces contextes la continuité de l'activité si ce n'est en formalisant à outrance les procédures et les règles, pour permettre aux nouveaux arrivants perpétuels de reprendre des tâches pour lesquelles il n'y a pas de transmission d'apprentissage ?

On pourrait prolonger cette lecture gestionnaire des tensions inhérentes au modèle cellulaire en réseau. Elle a sa pertinence. Mais elle renvoie, plus fondamentalement, aux difficultés sociales que soulève le déploiement de ces schémas. Evoquons-les autour de cinq thèmes : déstabilisation des formes salariales ; émergence de nouvelles territorialités et de nouvelles temporalités ; dissolution-euphémisation des conflictualités ; affaiblissement de la communauté et fonctionnalisation du lien social ; risques d'homogénéisation et d'exclusion.

La "déstabilisation des stables"

De nombreux travaux ont abordé récemment la mutation des formes d'emploi, la montée des formes dites "atypiques" et ce que Castel appelle la "déstabilisation des stables" (). Sans entrer dans les détails, rappelons ici les faits essentiels :

1) En France, le nombre d'emplois atypiques (CDD, intérim, stages et contrats aidés, apprentis) a plus que doublé depuis 1985. Un dixième environ des salariés travaillent sous un tel statut, mais les quatre cinquièmes des embauches se font aujourd'hui sous CDD. L'écart entre cet indicateur de flux et le niveau encore relativement modéré de stock s'explique par le fait que le flux comptabilise les contrats et non les individus, et aussi par le fait qu'une partie des CDD se transforme en CDI. Ces moyennes couvrent des situations très inégales. Ainsi, pour les moins de 25 ans, la proportion d'emplois atypiques s'élève à près de 40%, et leur part dans l'emploi total a fortement baissé, traduisant un mécanisme d'"exclusion sélective" des jeunes nettement plus marqué que dans les pays voisins (). De manière générale, la coupure entre le noyau protégé et la périphérie instable est particulièrement forte en France. Ainsi, l'ancienneté moyenne dans l'entreprise reste stable en France depuis 1985, et sur 21 pays analysés par l'OCDE, la France arrive au sixième rang, avant l'Allemagne, les Pays-Bas, les pays scandinaves.

2) Dans les formes atypiques, l'intérim joue un rôle particulier en France, qui est le deuxième marché mondial pour les entreprises d'intérim. Ce marché a connu en 1997 une croissance spectaculaire (+ 18%, après, il est vrai, une réduction de 5% en 1996). La croissance est encore plus forte en 1998, du fait de la reprise économique. Aux USA, Manpower est le premier employeur devant General Motors et IBM. Notons au passage que le processus très général de centralisation des achats dans les grandes firmes commence à toucher aussi la main-d'œuvre, certaines firmes passent des accords globaux, multi-sites voire multi-nationaux, avec des sociétés d'intérim qui permettent de baisser sensiblement les coûts.

3) Le travail indépendant, contrairement à ce qu'on imagine souvent, n'a pas progressé globalement. Il a même diminué de 1983 à 1995 (de 3,7 à 3 millions), mais ceci cache le recul des emplois d'artisans et d'aides familiaux traditionnels, et la montée de formes nouvelles plus liées aux grandes structures : d'un côté, des indépendants peu qualifiés expulsés des grandes structures ; de l'autre, des indépendants "professionnels" très qualifiés, notamment dans les services aux entreprises. On assiste, d'autre part et surtout, à la multiplication de formes intermédiaires et ambiguës dans une sorte de "zone grise" qui s'entend entre le salariat et le travail indépendant effectif. En France, le "moi-SA" ou la micro-entreprise familiale sont loin d'être un phénomène de masse, comme en Grande-Bretagne, ou dans le "capitalisme moléculaire" qui se développe en Italie du Nord () où existe depuis 1973 une formule juridique particulière dite "parasubordination". Mais ce sont des formes qui progressent ().

4) Marginalement mais significativement se développent toutes sortes de pratiques où les salariés sont facturés à leur entreprise réelle moyennant un intermédiaire commercial, voire une société "off-shore" située dans un paradis fiscal ().

5) Le travail à temps partiel a connu un développement spectaculaire, même si la France reste à cet égard dans une situation intermédiaire entre les pays du Nord et les pays du Sud de l'Europe. Les salariés à temps partiel sont passés de 730.000 en 1971 (dont 601.000 femmes) à 3,7 millions en 1997 (dont 3 millions de femmes). Plus de la moitié gagnent moins de 4.300 Francs par mois. 53% des agents de nettoyage, 30% des vendeurs en grande surface, 45% des caissières et 90% des salariés de la restauration rapide sont dans cette situation de temps partiel, qui n'est que minoritairement un temps choisi.

Si l'on ajoute les chômeurs, les contrats atypiques, les indépendants et le temps partiel, il reste donc un solde d'emplois traditionnels qui ne concerne plus que 60% à 65% de la population adulte en France et en Allemagne, et moins de 40% en Grande-Bretagne. Pour désigner le conglomérat des travailleurs auto-employés, sur contrats précaires et sur contrats à temps partiel, les anglo-saxons utilisent les termes évocateurs de "contingent labour force" (représentant entre le quart et le tiers de la force de travail, hors chômage, aux USA). On peut lire ces chiffres de plusieurs manières : soit insister sur la rapidité et l'ampleur des changements, manifestement non stabilisés ; soit remarquer au contraire que, dans le salariat actif, le noyau stable reste largement dominant. Mais la rupture générationnelle est telle que même les salariés adultes bien protégés, encore majoritaires dans les entreprises— sans parler de la fonction publique qui est souvent, dans les villes de province, le premier employeur — se sentent menacés via leurs enfants, et comprennent que le monde du travail dans lequel ils sont entrés il y a vingt ou trente ans vacille sur ses bases.

Bien entendu, cette mutation pose des problèmes d'organisation sociale globale qui dépassent largement l'univers interne des entreprises. Mais elle a aussi des conséquences fortes sur ce dernier. Pour C. Dejours, le phénomène central est le retour massif de la peur dans l'entreprise : peur de la précarisation, peur de l'évaluation permanente (). R. Reich parle de la "classe anxieuse" : "Job security is a thing of the past. Most people will join what I call the anxious class" (). Mais cette anxiété, que relèvent de nombreux observateurs, n'est pas seulement la crainte rationnellement évaluée de perdre son emploi, de ne pas être promu, etc. ! Elle interroge fondamentalement la cohérence — et donc la légitimité — du modèle que propose l'entreprise "post-taylorienne". Comment accepter le risque de voir remises en cause brutalement des années d'efforts et de progrès par des choix qui tombent comme des couperets à partir d'une opération financière ou d'une rationalisation industrielle décidée dans un centre lointain ? Comment mettre durablement entre parenthèses cette contradiction de fond qui subordonne, chacun le sait bien, les processus lents et cumulatifs reposant sur l'engagement et la mobilisation subjective des personnes à la logique froide des marchés, réels ou financiers ? Ces questions sont d'autant plus vives que le modèle cellulaire en réseau, précisément, se présente comme une vaste entreprise de réhabilitation de l'autonomie, de l'initiative, et fait appel explicitement à l'engagement subjectif des individus. Il y a là le risque d'une asymétrie radicale entre ce que l'entreprise demande et ce qu'elle promet ou donne en retour.

Dans la "prescription de la subjectivité" qui remplace, de manière plus ou moins fantasmatique, la prescription opératoire des gestes tayloriens (), la disponibilité et la motivation deviennent des comportements exigibles. Plus encore, tout est fait pour que l'individu joue l'image de lui-même dans les objectifs que l'entreprise lui assigne. N. Aubert et V. de Gaulejac ont parfaitement analysé ce processus imaginaire de fusion entre individu et organisation, où le salarié se "défonce" pour la firme parce qu'il y investit complètement son estime de soi (). Ceci concerne en particulier les cadres, mais pas uniquement. La déception est alors cruelle lorsque, pour des raisons "systémiques" parfois obscures, mais souvent parfaitement rationnelles et justifiables, l'entreprise ne rend pas au salarié ce que celui-ci lui a donné. Cette déception ne se vit pas seulement dans la crise ou l'épreuve. Elle est comme un arrière-plan permanent qui mine la confiance dans l'univers "entreprise", tel qu'il se décrit lui-même. Cet univers propose avec insistance l'adhésion. Il l'exige dans une certaine mesure. Mais la mérite-t-il ? Peut-il la mériter ?

Des horizons et des territoires brouillés

 

Quelles sont les perspectives d'avenir dans lesquelles s'inscrit mon activité ? De quelle collectivité, de quel territoire me fait-elle partie prenante ? Au regard de ces deux questions essentielles pour l'individu et son autonomie, le monde-réseau est d'abord déstabilisant, même s'il convient de ne pas mythifier par contraste la stabilité et la clarté des référentiels du passé. La dévalorisation du long terme et le rétrécissement des horizons ont été soulignés par de nombreux analystes. Pour un nombre croissant de personnes, le choix d'un emploi n'est plus constitutif d'un projet de vie à long terme, mais le résultat d'un contrat dont il s'agit de tirer rapidement le meilleur profit, du côté de l'employeur comme de l'employé. La "carrière", comme succession réglée d'emplois, dont on peut mesurer la réussite à des référentiels connus, est une notion en déclin. Pour les uns, cette mutation est subie. Pour d'autres elle est assumée, revendiquée, naturelle. Les enquêtes montrent que, dans l'entreprise, les conventions explicites ou implicites reliant les progressions de carrière, l'ancienneté, l'équilibre entre jeunes et anciens sont bousculées. Le paradoxe est que, d'un côté, les jeunes piétinent souvent à la porte de l'emploi, alors que, d'un autre côté, l'ancienneté et l'expérience sont des valeurs en baisse. L'idée d'un moindre salaire en début de carrière compensé par une garantie de progression est remise en cause par le raccourcissement des contrats ().

Qu'en est-il, d'autre part, des territorialités — entendons ce terme dans un sens général, et non strictement géographique ?. On peut se considérer prioritairement comme membre d'une équipe, d'une micro-entreprise, d'un business familial. Mais on sait que la cellule et ses liens de proximité n'existent pas en-dehors du réseau marchand et organisationnel dont l'extension est souvent floue, indéfinie. Ainsi, le territoire de référence est à la fois pluriel et instable, oscillant selon les moments et les enjeux.

Dans le binôme "cellule-réseau", le territoire est sans doute plus spontanément la cellule que le réseau, le lieu plutôt que la relation. Dans les expériences de cellules semi-autonomes, on constate ainsi que l'identification à l'équipe est une logique très puissante, qui tend souvent à faire passer au second rang les objectifs communs et à rabattre l'appréhension des interdépendances sur le registre du partage conflictuel des responsabilités ("c'est la faute de l'équipe aval ou amont, si on ne peut pas tenir nos objectifs") beaucoup plus que sur le registre abstrait de la co-responsabilité telle qu'elle est prônée par la rhétorique du management. (Ceci peut être différent dans d'autres contextes. Comme le soulignent Magaud et Sujita (), retenir l'information pour soi ou le milieu proche est un comportement naturel chez nous alors que le faire circuler est pour le Japonais une manière de faire montre de sa capacité relationnelle, de manifester son appartenance du réseau). Mais si le "local" s'impose avec force, les employés n'oublient évidemment pas que leur sort dépend en général d'autres niveaux de l'organisation. Lesquels ? Pour un grand nombre de salariés, l'entreprise reste un référent clair (), surtout lorsqu'il font partie des zones centrales et stables des réseaux. Mais pour un nombre croissant de personnes, la situation est beaucoup plus confuse. C'est le cas pour tous ceux qui sont employés par des structures périphériques, externalisées, des firmes insérées dans des cascades changeantes de sous-traitance, ou pour ceux qui pratiquent le pluri-emploi (avec des employeurs distincts) (), ou qui sont des pseudo-indépendants dépendant en réalité de firmes avec lesquels ils n'ont pas de lien juridique. La multiplication de ces situations intermédiaires ouvre bien sûr un immense chantier pour le droit du travail, qui ne peut plus se satisfaire du seul critère juridique de subordination, mais doit inclure les critères économiques et les critères de partage des risques réels (). Mais, en deça du droit lui-même, elle pose la question du référent "territorial" vécu d'individus qui, au-delà des structures de proximité (elles-mêmes changeantes) auxquelles ils appartiennent, ne peuvent pas se former une idée claire des arrière-mondes auxquels ils sont adossés et qui apparaissent comme indéfinis, opaques et menaçants ().

Ce problème de la territorialité n'est pas simplement un problème fonctionnel, de reconnaissance ou de non-reconnaissance des interdépendances techniques et économiques dans lesquels chacun est inséré. Il est fortement coloré par les dimensions subjectives caractéristiques du milieu du travail moderne. Ainsi, l'exaltation de l'informel et l'euphémisation managériale systématique des frontières formelles au sein des organisations — dans le discours plus ou moins fusionnel du "décloisonnement" — peuvent se traduire par la reconstruction des frontières implicites, non dites, purement mentales, mais d'autant plus puissantes qu'elles sont tacites (). De plus, et c'est un point essentiel, l'accent mis sur les valeurs d'implication et d'adhésion au groupe, va souvent de pair avec une sous-estimation grossière par le management de la complexité de relations réelles d'appartenance. Celles-ci sont vues comme unidimensionnelles, binaires, sans relief, alors qu'elles sont en général multiples, composites.

La multi-appartenance, que ce soit au sens géographique, en raison de la dissociation croissante des divers espaces de vie, de travail, de loisir, ou dans un sens plus général, est une caractéristique majeure de la société moderne. Or l'entreprise moderne tend spontanément à dénier cette multi-appartenance. Elle oublie volontiers que les personnes ne se définissent pas uniquement par rapport à elle, à ses grilles ou découpages internes, mais par rapport à des trames qui débordent toujours celles de l'organisation représentée selon le mode de l'action efficace. Les conduites se réfèrent simultanément à plusieurs territoires, cette multiplicité constituant par elle-même une forme et une source d'autonomie, de prise de distance avec le territoire hétéronome, dessiné par d'autres.

Cette question du territoire de retrait est fondamentale. Une territorialité peut être forte — en termes de stabilité et d'identité pour l'individu — tout en étant complexe, voire contradictoire. Ainsi, dans le monde ouvrier traditionnel, celui du paternalisme de la grande industrie, par exemple, il était possible de se référer à une représentation du monde fondée sur l'opposition binaire et irréductible entre "eux" et "nous", tout en intériorisant un cadre global de dépendance, dès lors que cette dernière s'échangeait contre un certain degré de sécurité, mais aussi contre un droit de distance, de non-adhésion aux objectifs économiques de l'entreprise. Il est dans la nature même du professionnalisme d'attacher une valeur d'identité très forte au travail bien fait, sans souscrire pour autant aux formulations de l'efficacité ‑ voire de la qualité ‑ portées par les dirigeants des entreprises. Un autre exemple intéressant est ici celui des "services publics" à la française : pensons à la Poste, aux Télécoms, aux cheminots. Dans ces secteurs, il existait traditionnellement une combinaison originale et subtile entre, d'un côté, une organisation formelle très rigide et hiérarchique et, de l'autre côté, une grande liberté pratique dans le territoire quotidien de l'action, liberté facilitée par la coupure hiérarchique, et l'ignorance de fait où était maintenue la hiérarchie quant à la réalité de cette activité. L'activité, de plus, était englobée dans un mode de vie non réductible au fonctionnement de l'entreprise stricto sensu. Les tentatives du management moderniste, qui veulent réduire les hiérarchies, limiter la bureaucratie et augmenter les responsabilités à la base, sont alors souvent vécues comme une régression, une augmentation de fait du contrôle et un rabattement sur les contraintes internes de l'organisation menaçant à l'égard d'autres éléments, comme par exemple les "filières géographiques" (du type : après tant d'années passées à Paris, on a le droit de retourner dans l'Aveyron, etc.) (). De telles réactions ne sont pas simplement passéistes ou corporatistes — même si, bien entendu, des formes de corporatisme viennent s'y nicher. Elles expriment le besoin d'espaces où la logique de l'entreprise et la logique de la vie personnelle puissent s'articuler, se distinguer et se rencontrer, éventuellement sous une forme conflictuelle, certains conflits structurés étant ici plus formateurs d'identité et de "territoire" que le consensus mou et vaguement irréel de l'entreprise fusionnelle.

Euphémisation du pouvoir et dissémination de la conflictualité

 

"Un pouvoir absolu, lointain, prévoyant et doux". On pourrait appliquer les célèbres épithètes utilisées par Tocqueville pour qualifier le pouvoir "démocratique" de l'avenir à l'ambiance de l'entreprise post-bureaucratique, où règne un égalitarisme de façade, où le pouvoir s'est dépouillé de ses attributs les plus voyants, mais où le travail à la base reste sous la domination radicale de centres stratégiques lointains aux contours et aux visages tantôt flous, tantôt hypermédiatisés. Bill Gates peut communiquer avec ses salariés par e-mail et signer Bill, il n'en est pas moins puissant et redouté ().

Les régimes de pouvoir et de conflictualité sont potentiellement très différents dans le monde-réseau de ce qu'ils étaient traditionnellement dans les hiérarchies tayloriennes. Il va de soi qu'une structure informelle, dans laquelle les hiérarchies se font discrètes et/ou se réduisent effectivement en tant que configurations stables, n'est pas une structure sans pouvoirs, et ne réduit pas ipso facto les risques d'émergence de pouvoirs autoritaires ou discrétionnaires. La formalisation et l'affichage du pouvoir sont aussi une manière de le limiter. Chacun sait que les pouvoirs-régulations "de couloir" sont parfois les plus arbitraires. Si l'on accepte, d'autre part, le point de vue à la Crozier-Friedberg du pouvoir-relation appuyé sur le contrôle des zones d'incertitudes de l'organisation, on comprend que la multiplication de ces dernières multiplie aussi les arènes de lutte pour le pouvoir. Enfin, les ressources que les acteurs peuvent mobiliser dans ces arènes sont en mutation permanente. On l'a souvent noté : la grammaire du pouvoir dans les réseaux n'est pas celle des hiérarchies. Elle s'apparente plus au jeu de go qu'au combat de boxe. La capacité de changer les règles de jeu et de les déplacer à son profit compte plus que le rapport de force immédiat. L'esquive est souvent plus payante que la lutte frontale ().

Il découle de cela une sorte de dilution et de dissémination de la conflictualité, allant de pair avec l'exaltation sans contrepartie du consensus, de la coordination, de la coopération — à la rigueur du compromis entre des intérêts opposés, sur le mode du "donnant-donnant" toujours traduit en "gagnant-gagnant". La dimension du conflit comme dimension normale de l'organisation finit par être évacuée (). Bien sûr, les nouvelles organisations permettent souvent de faire l'économie de conflits stériles ou pénalisants pour l'efficacité. Ainsi, dans les organisations par projet ou dans les cellules pluri-fonctionnelles, le fait d'avoir affaire à des problèmes singuliers et limités permet de trouver des compromis locaux, valables pour des cas particuliers, entre des logiques professionnelles ou techniques divergentes, là où les organisations fonctionnelles classiques resteraient engluées dans des oppositions frontales, globales et finalement inutiles entre grandes fonctions ou grands métiers (). Mais cette diffraction des macro-oppositions en micro-conflits a ses limites. Et elle a ses revers. Elle favorise l'atténuation hypocrite des divergences qui porte au conformisme, ennemi principal des grandes organisations, qui peut les mener à la déroute (). Elle se traduit par une sorte de politisation diffuse et implicite du quotidien, qui ne permet pas d'élaborer de nouvelles formes sociales, de nouveaux compromis institutionnels d'une certaine envergure. C'est une conflictualité molle, dépressive, sans véritable apprentissage et sans véritables débouchés.

Bien entendu, ceci est à relier aussi à la crise du syndicalisme. L'éclatement des structures et des enjeux rendent de plus en plus difficile l'expression collective de type syndical, la définition des objectifs communs et généraux de la négociation collective, réduisant ainsi, dans le cas de la France, le rôle d'une instance régulatrice déjà bien affaiblie pour d'autres raisons. L'histoire industrielle a pourtant prouvé que râler, se battre et travailler efficacement ne sont pas des attitudes incompatibles. Pour une large partie du monde ouvrier, comme on l'a déjà noté, ce sont même des conduites qui se confortent mutuellement, leur combinaison étant une manière de dire que le travail et son produit n'appartiennent pas seulement à l'entreprise. Mais la substitution aux hiérarchies brutales de l'ancien régime industriel des jeux de pouvoir subtils et mouvants de l'entreprise-réseau n'inquiète et ne déstabilise pas seulement les ouvriers à l'ancienne. Ce qui est en jeu dans l'univers "soft" de l'entreprise horizontale post-bureaucratique et coopérative, c'est l'escamotage de l'institution même du pouvoir. Et cet escamotage est d'autant plus dangereux que le pouvoir, réel, ne cesse de se concentrer.

La fonctionnalisation des liens et l'homogénéisation des collectifs

Qu'en est-il des liens qui unissent les membres des cellules et des réseaux ? Le rôle joué dans l'efficacité, dans toutes les sphères d'activité que nous avons distinguées, par la qualité de la communication et de la coopération entre les acteurs est, nous l'avons abondamment souligné plus haut, une caractéristique centrale des nouvelles formes productives. Et, comme je l'ai aussi montré, cette communication et cette coopération ne se réduisent pas à une pure coordination "technique". De plus en plus, il s'agit d'interpréter des situations, des enjeux, c'est-à-dire de produire un sens partagé. Le développement dans le discours managérial d'une rhétorique communautaire à propos des cellules, des liens qui les fondent, de l'esprit d'équipe, etc., est donc compréhensible. La réalité est nettement plus complexe.

D'une part, les individus ressentent la diversification et l'extension sans cesse croissante des chaînes de dépendance mutuelle, au-delà des contacts immédiats. Mais cette dépendance se marque de plus en plus par la soumission à des règles, à des contraintes impersonnelles et de moins en moins par des formes directement personnalisées. On connaît la thèse d'Elias sur l'auto-contrôle que nécessite ce passage : "La progression de la division des fonctions établit des liens de dépendance entre un nombre accru d'individus, d'espaces, de pays ; elle exige de chaque individu une plus grande retenue, un contrôle plus rigoureux de son comportement et de ses réactions passionnelles ; elle exige un refoulement plus marqué des pulsions et va vers un auto-contrôle permanent" (). Cette inscription de l'interdépendance dans des règles impersonnelles culmine, nous l'avons noté, dans les firmes à très haut turn-over.

Deuxièmement, s'il est vrai que la coopération dans le travail engage de plus en plus des processus d'intercompréhension subjective, et pas seulement de coordination mécanique, elle se traduit sans doute par le renforcement de liens qu'on peut qualifier de fonctionnels beaucoup plus que par de réelles communautés de motivation, ou que par l'établissement de liens "citoyens" et "profonds" — en entendant ici par "liens citoyens" des liens qui ont un certain degré de généralité, c'est-à-dire qui préexistent et qui survivent à des convergences et à des divergences d'intérêt spécifiques, et par liens "profonds" ceux qui engagent l'individu avec un certain degré de globalité, éventuellement contre ses intérêts immédiats (.

Le fait frappant est, me semble-t-il, la montée d'interactions qui sans être mécaniques et routinières et sans être totalement dépouillées de tonalités personnelles, sont néanmoins strictement orientées par des objectifs fonctionnels, et qui relèvent assez exactement de ce que Habermas, dans ses typologies, qualifie d'interactions "stratégiques". Les sociologues ont tendance à traiter par le mépris des méthodologies de consultants, comme par exemple l'analyse transactionnelle ou la "programmation neurolinguistique", qui ont pourtant pris une place importante dans les entreprises et qui sont bien représentatives d'un style d'interactions visant des objectifs d'intercompréhension, mais au sein d'une relation qui est en permanence saturée d'intentions stratégiques, tissée d'intérêts à défendre et de contre-intérêts à contenir. Cette prédominance de liens fonctionnels et stratégiquement orientés est évidemment en phase avec l'individualisme maximisateur d'utilité du paradigme économique. Sous des angles plus spécifiques, elle s'affirme clairement dans les nouvelles formes d'organisation des entreprises. Des configurations de liens très denses, très étroits, exigeant une implication forte des individus, et néanmoins temporaires, révisables, détachés de toute forme d'engagement interpersonnel allant au-delà de la tâche commune — peu "citoyens" — sont ainsi parfaitement illustrées par les structures "projets" et toutes les formes d'organisation "à géométrie variable" qui pullulent aujourd'hui dans les firmes. On pourrait parler à cet égard de liens de type "Lego", en pensant au jouet du même nom : comme les liens entre les briques de "Lego", les liens fonctionnels sont solides, mais se défont facilement ! N. Dodier () souligne également le rôle de ces liens fonctionnels dans ce qu'il appelle les "organisations distribuées", en réduisant à la fois la violence interpersonnelle et les sentiments d'appartenance, par exemple en substituant des analyses technico-fonctionnelles aux jugements "accusatoires" et moraux en cas de pannes ou d'accident ().

Mais cette dominance de liens à la fois fonctionnellement forts et subjectivement faibles ne va pas sans problèmes. Comme l'avait souligné Durkheim : "L'intérêt est ce qu'il y a de moins constant au monde". Les collectivités fondées sur l'intérêt sont par définition fragiles et instables. Dans le réseau, chacun sait que, même si le travail en commun est l'impératif vital, il ne peut en définitive compter que sur lui-même, c'est-à-dire sur les compétences qu'il aura pu acquérir à travers ses expériences relationnelles successives. D'autre part, il existe évidemment une tension permanente et profonde entre cet ethos fonctionnel et les aspirations à la sincérité et à l'authenticité qui constituent une autre composante majeure de la modernité (). Cette tension explique sans doute le malaise de nombreux jeunes dans l'entreprise actuelle. Etre débrouillard, malin et systématiquement stratégique dans ses interactions n'est pas la vocation de tous. Certains acceptent la dissociation plus ou moins cynique (ou résignée) entre le moi "authentique" et la variabilité de l'être social — dont le prototype littéraire parfait est le Neveu de Rameau, pour qui "l'être social n'est qu'une représentation histrionique, chaque homme adoptant l'une ou l'autre position que gère la chorégraphie sociale" (). Aux cadres, tout particulièrement, est aujourd'hui demandée une flexibilité d'attitude qui s'accorde mieux avec le cynisme qu'avec la sincérité. Le "cadre global", nous dit par exemple P. Mahrer, devra être avant tout "streetsmart", débrouillard, capable de déjouer les ruses des aventuriers qui pullulent dans la société globale, capables de s'imposer par ses propres ruses, autant et plus que porteur des compétences techniques ou administratives classiques ().

Quant à la "culture d'entreprise", mise en regard du désir de communauté et de liens authentiques, elle n'est souvent qu'une sorte d'ersatz, de version "kitsch" d'une véritable communauté, dont la plupart des salariés ne sont pas dupes. Du reste, il est plutôt sain qu'il en soit ainsi, l'entreprise n'ayant pas pour but de combler les déficits communautaires de la société. Lorsqu'elle tente de le faire, la dégénérescence sectaire menace, comme le montrent certains exemples. Il n'en reste pas moins qu'au bout du compte une frustration s'installe, que la collectivité efficace, fonctionnelle et inauthentique ne peut réduire.

Une dernière dimension problématique des nouvelles organisations — directement liée à celle qui vient d'être évoquée — concerne enfin la place laissée à la diversité des personnes, des profils, des qualifications. Le paradoxe est ici le suivant. D'un côté le recul de la "communauté" se traduit par l'hétérogénéité croissante des collectifs de travail, en termes d'origine géographique, ethnique, sociologique, par des assemblages mouvants et précaires, par la désimbrication entre les schémas de coopération dans l'entreprise et des liens constitués dans d'autres sphères (familiales, notamment). Or dans le même temps, comme le souligne D. Cohen (), s'exerce une forte pression en faveur de l'homogénéisation des qualifications et des performances. D. Cohen considère la montée des "appariements sélectifs" entre personnes homogènes dans la société comme l'une des tendances de fond de la dynamique sociale actuelle. Dans les entreprises, cette tendance est à relier aux exigences de qualité et de fiabilité dans les chaînes d'activités, à toutes les échelles, tolèrant de plus en plus mal la présence de maillons faibles, qui pénalisent très vite l'ensemble de la chaîne en raison de l'intégration technique et économique croissante. Dans les équipes ouvrières traditionnelles, les plus forts protégeaient les plus faibles. Dans une cellule autonome responsabilisée sur les résultats, l'intérêt commun est qu'il n'y ait plus de faibles ! () Il est intéressant de noter que ce point était déjà en discussion, entre les deux guerres, entre Rimailho et Dubreuil. Ce dernier souhaitait que, dans ses équipes autonomes, les équipes puissent choisir leurs membres. Rimailho rétorquait que cela éliminerait impitoyablement les moins performants (). Notons que cette pression homogénéisante ne concerne pas tant les qualifications formelles que la "qualité" d'activité et de performance des membres du collectif, quels que soient leur discipline et leur niveau.

Or, ce qui est vrai à l'échelle élémentaire est vrai aussi, dans une certaine mesure, à l'échelle sociale. Les grandes entreprises traditionnelles et les grandes administrations et services publics ont permis, dans leur développement historique, de rendre objectivement solidaires des couches très hétérogènes de population. Elles ont aussi permis aux personnes devenues plus ou moins inaptes au travail standard, aux "bras cassés", de se trouver des niches de survie, quitte à enfermer ces personnes dans des trajectoires en impasse où toute requalification devenait impossible. Dans un monde composé d'une myriade de petites cellules en compétition permanente et directe, ces solidarités risquent d'être sérieusement affaiblies. Certes, pour les personnes les moins qualifiées, l'intégration dans des équipes exigeantes peut être une chance, en les sortant de l'assistanat des grandes structures. Mais la question est de savoir si les rythmes, les contraintes et les tendances spontanées de l'économie nouvelle laisseront vraiment place à de tels processus d'intégration et de rattrapage des plus fragiles — surtout dans un monde où les équipes dynamiques auront à leur disposition un marché du travail caractérisé par un excès de demandeurs d'emplois hautement qualifiés.

Voir Gauchet M., Essai de psychologie contemporaine. Un nouvel âge de la personnalité, Le Débat, Gallimard, 1998.

Voir Sennett R., The Corrosion of Character, New York, W.W. Norton, 1998 (édition allemande : Der flexible Mensch. Die Kultur des neuen Kapitalismus, Berlin, Berlin Verlag, 1998). Sennett développe dans ce livre des thèses souvent très proches de celles qui sont présentées ici, mais dans une tonalité plus unilatéralement pessimiste.

A cet égard, notons-le au passage, les formes-réseaux modernes se distinguent souvent radicalement de schémas comme les réseaux commerciaux traditionnels qui depuis l'Antiquité structurent la vie économique internationale, et qui étaient souvent fondés sur des diasporas de minorités religieuses ou ethniques où la loyauté inconditionnelle était le cœur même de l'efficacité.

Voir les contributions de Chatzis K. et Zarifian P. dans LATTS, Autonomie, op.cit.

C'est ce que Zarifian P. appelle le modèle de coopération horizontale, par opposition aux modèles de pure coordination. Voir Zarifian P., Quels modèles d'organisation pour l'industrie européenne, Paris, L'Harmattan, 1993.

Voir par exemple Linhart D., La modernisation des entreprises, Paris, La Découverte, 1994. B. Harrison montre de même combien la "débureaucratisation" dont se vantent les firmes américaines reste en grande partie fictive. Harrison B., Lean and Mean : The Changing Landscape of Corporate Power in an Age of Flexibility, New York, Basic Books, 1994. Voir aussi sur ces points Kühl S., Wenn die Affen den Zoo Regieren, Campus, 1994, pp. 104-159.

Castel, op. cit.

Voir Verdier E., L'insertion des jeunes "à la française" : vers un ajustement structurel ?, Document séminaire LEST 1997/4, Aix-en-Provence. Le salaire des jeunes de 30 ans est aujourd'hui presque toujours inférieur à celui de leur père. Voir Baudelot C. et Gollac M., "Le salaire du trentenaire",
Economie et statistiques, n° 304-305, 1997, pp. 17-35.

Voir Bodomi A., Il capitalismo molecolare, Einaudi.

Voir Dupuy Y. et Larré F., Entre salariat et travail indépendant : les formes hybrides de mobilisation du travail, Ministère de l'emploi, DARES, avril 1998 ; Cette étude distingue 9 combinaisons hybrides travail indépendant et salarié.

Schlumberger gère ainsi 5.000 ingénieurs et techniciens depuis Curaçao. Voir Libération, 19/03/1998, p. 23.

Dejours C., Souffrance en France, Paris, Le Seuil, 1998.

Interview donnée à The Guardian, 02/01/1996. Cité par Sayer A., Contractualisation, work, and the anxious classes, Dept of sociology, Lancaster University, 1997.

La formule est de Clot Y. "Le travail sans l'homme", op.cit.

Voir Aubert N. et de Gaulejac V., Le coût de l'excellence, Seuil, 1991. Voir aussi la troisième partie de l'ouvrage de de Coninck F., Travail intégré, société éclatée, PUF, 1995.

Voir de Coninck, op.cit..

Op.cit.

Le droit considère l'entreprise comme une unité fonctionnant sous une même direction qui a une identité propre à laquelle est attaché l'emploi. Voir Supiot, 1987, op.cit.

Cette situation, encore marginale en France, concerne environ 6 % des salariés américains.

Voir M.L. Morin, op. cit.

De même que dans la référence territoriale ordinaire (géographique), il y a dans l'univers du travail une crise des espaces intermédiaires (l'individu étant directement renvoyé du local vers un global abstrait).

Voir Hirschhorn L. et Gilmore T., The New Boundaries of the "Boundaryless Company", HBR, May-June 1992.

Voir Reynaud E., "Le système social de France-Télécom et ses acteurs à l'épreuve des réformes", La lettre du CEE, n° 42, 1996. La même conclusion ressort des enquêtes du LATTS à France-Télécom.

Voir Slavoj Zizek, "Wie funktioniert Bill Gates", Die Zeit, 26/02/1998.

R. Burt analyse les possibilités qu'offrent à l'individu les zones d'incertitude, les "trous structuraux", dans le maillage des réseaux pour augmenter ses possibilités, exploiter les zones de faible contrôle de l'autorité centrale. Burt R., Structural Holes : The Social Structure of Competition, Cambridge, Harvard University Press, 1992.

Sur le rôle constitutif du conflit, voir Simmel, Le conflit, Circé-poche, 1995.

Voir Midler, Modèles gestionnaires et régulations économiques de la conception, CRG, 1995.

L'un des exemples les plus extraordinaires des ravages causés par l'euphémisation des problèmes et par la contagion du conformisme hypocrite est la description de l'aventure américaine au Vietnam, description qui est aussi un grand livre de sociologie politique et de sociologie des organisations.

Elias N., La dynamique de l'Occident, Calmann-Levy, 1975, p. 286. Ce point est développé par de Coninck F., in ouvrage collectif LATTS sur l'autonomie.

Voir Coninck (de) F., Nouveaux espaces de la production et trajectoires biographiques, in Veltz P., May N., al., La ville éclatée, Editions de l'Aube, 1998.

Op.cit.

Ces liens de travail, tel qu'on les trouve dans les structures-projets ou dans les unités techniquement intégrées, restent évidemment plus forts que les liens de la sphère publique métropolitaine, liens extrêmement structurants de notre existence commune, tels que les ont décrit Simmel, Goffmann ou I. Joseph, mais ils s'en rapprochent : liens faibles de co-présence, de civilité, de réserve et de distance mêlée où "tout ce qui paraît immédiatement dissociation n'est en réalité qu'une des formes élémentaires de socialisation" (Simmel). Voir Joseph I., La ville sans qualités, Paris, Editions de l'Aube, 1998.

Voir par exemple Trilling L., Sincérité et authenticité, Grasset, 1994 (ed. américaine : 1972).

Ibid., p. 48.

Mahrer P., "Dix ans du Collège des ingénieurs", PCM-Le Pont, Mai 1996. Sur le "cynisme de masse" comme caractéristique centrale de la société moderne, voir le torrentiel, chaotique mais fascinant livre de Sloterdijk P., Critique de la raison cynique, Paris, Editions Bourgeois, 1987 (ed. originale : 1983).

Cohen D., Richesse du monde, pauvreté des nations, Flammarion, 1997 (Ch. 4 et 5).

Voir une belle illustration dans C. Mounier, in LATTS, ouvrage collectif Autonomie.

Moutet, op.cit., p. 392.