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Métropolisation et formes économiques émergentes

In Heurgon E.(ed), Les métiers de la ville, colloque de Cerisy, éditions de l’Aube, 1999

 

Pourquoi la métropolisation apparait-elle comme la dynamique spatiale dominante d'une économie en cours de mondialisation ? En quoi le contexte métropolitain transforme-t-il les figures classiques de l'entreprise et les modes de rapport entre l'entreprise, ses acteurs et ses clients ? Jusqu'à quel point, dans le creuset des villes, se développe une économie du service — et pas seulement une économie des services, au sens sectoriel du terme ? L'objet de cette contribution est d'apporter quelques éléments de réponse à ces trois questions.

1. La métropolisation : comment et pourquoi ?

 

1.1. Quelques tendances actuelles en France et en Europe

La polarisation croissante de l'économie mondiale, de la richesse et du pouvoir, dans un ensemble de (très) grandes agglomérations fonctionnant en réseau entre elles — plus ou moins transversalement aux compartimentages nationaux qui ont constitué le cadre de cohérence fondamental de l'économie jusque dans les années 70 () — est généralement acceptée comme l'un des phénomènes majeurs de la période actuelle. En Europe, cette polarisation est particulièrement marquée dans les nations les plus centralisées (France, Espagne, Royaume-Uni), alors que la croissance est plus diffuse en Allemagne ou en Italie du Nord. Mais elle s'accompagne d'infléchissements importants dans la physionomie et dans le rôle des régions-capitales. En France, ainsi, la croissance parisienne des "trente glorieuses" a été pour l'essentiel portée par le mouvement de constitution d'un espace productif national de plus en plus unifié, la création des grands groupes industriels et tertiaires s'accompagnant d'un processus extrêmement marqué de bipolarisation entre des centres franciliens de décision et de conception et des établissements d'exécution répartis dans l'ancienne France rurale et artisanale. Dans les années 80 et 90, le processus d'internationalisation des groupes s'accélère, les investissements hors du territoire national connaissent un bond en avant (vers l'Europe, mais aussi vers l'Amérique et vers l'Asie). Les marchés de consommation et les marchés du financement s'ouvrent également, consacrant une dissociation croissante entre l'espace des grandes firmes (production, marchés, financement) et le territoire national. Cette dissociation est nettement moins poussée en France qu'en Grande-Bretagne, o elle atteint un niveau spectaculaire (), mais elle est plus forte qu'en Allemagne, qui reste avant tout un pays d'exportation et o les liens entre grandes entreprises et territoires régionaux demeurent étroits. L'Ile-de-France, dans ce nouveau contexte, voit la désindustrialisation (au sens : réduction des emplois de l'industrie) se poursuivre, et elle n'apparait plus seulement comme le pôle de commandement et la zone de concentration des fonctions amont d'une économie nationale. Sa part dans les fonctions de R et D des firmes, par exemple, plafonne ou diminue, alors qu'augmentent les activités liées à toutes sortes de fonctions d'organisation des marchés et d'intermédiation, comportant des emplois très qualifiés dans les services de haut niveau, mais aussi des emplois moins qualifiés, comme dans la logistique ou le commerce de gros. On peut ainsi faire l'hypothèse que la métropole parisienne — et ceci vaudrait sans doute aussi, en partie, pour les métropoles de second rang — continue certes à constituer une sorte de "hub" de l'économie nationale, mais connait aussi de plus en plus un développement propre, assez largement découplé des dynamiques économiques du reste du territoire national. Ceci se lit clairement dans l'évolution de certains secteurs comme les services financiers (qui, d'ailleurs, connaissent des réductions d'emplois depuis la fin des années 80). La question n'est plus celle du rôle de la place de Paris dans l'économie nationale, mais celle de l'avenir de cette place face à l'alliance Londres-Francfort. Plus généralement, il est frappant de noter que la région parisienne se distingue aujourd'hui de la plupart des autres régions par une proportion plus élevée des activités insérées dans le marché et par une part plus grande des salaires d'origine privée dans les revenus. Le contraste est particulièrement fort avec le gros du peloton des villes moyennes, o la part des emplois et des revenus publics ainsi que des revenus de transferts est nettement plus élevée, et parfois largement prédominante (). Il est frappant aussi de voir — les deux phénomènes étant évidemment liés — que l'économie francilienne accentue les variations conjoncturelles nationales. Elle souffre plus en cas de difficultés, elle croît plus vite en période de reprise (sauf, semble-t-il, dans la période la plus récente, où se fait sentir notamment la réduction des dépenses militaires, l'industrie de défense étant très fortement francilienne) (). En forç ant le trait, un scénario possible est donc celui de la dissociation croissante entre des économies métropolitaines (Paris et quelques métropoles régionales) très activement branchées sur les flux de l'économie internationale et des zones vivant principalement de redistribution et de transfert, et progressivement coupées des marchés. D'autre part, l'Ile-de-France reste une formidable pompe aspirante pour les jeunes Franç ais les plus qualifiés. Et sa dynamique propre d'emploi creuse les écarts non seulement avec d'autres régions, mais en son propre sein. En soldes nets, les créations d'emplois franciliennes dans les années 90 sont presque exclusivement limitées aux cadres et aux "professions intermédiaires", ce qui fait évidemment du marché du travail francilien un marché extrêmement peu favorable aux jeunes les moins qualifiés et accentue dramatiquement l'enclavement social et l'absence de perspectives d'une partie importante de la population. Le déficit d'emplois de services peu qualifiés (constaté pour l'ensemble de la France lorsqu'on compare notre pays aux USA, notamment) () est de ce fait particulièrement problématique pour la région capitale.

1.2. Pourquoi la métropolisation ?

L'esquisse qui précède suffit à montrer que le développement métropolitain ne peut pas être lu comme une sorte d'expression spatiale immédiate et quasi- mécanique du mouvement de mondialisation de l'économie (). Certes, les très grandes agglomérations apparaissent comme des points nodaux naturels dans des réseaux d'activités directement liés au déploiement des marchés globalisés et des firmes multinationales (activités financières, services avancés nécessaires pour les processus de coordination complexes des grandes firmes, comme les services de conseil, les services juridiques, etc.) (). Et ces activités jouent, dans certains cas, un rôle essentiel dans la dynamique des grandes agglomérations : c'est le cas des activités financières à Londres et à New York notamment. Mais les liens entre mondialisation et métropolisation sont à la fois plus complexes et de nature plus générale.

(a) Les dynamiques concrètes de métropolisation résultent non pas d'une logique top-down découlant des processus les plus directement mondialisés de l'économie (globalisation financière ; croissance des multinationales de premier rang) mais de la rencontre entre ces dynamiques et des logiques économiques-territoriales spécifiques et relevant d'échelles multiples (locales, nationales, régionales). La trajectoire de la métropolisation parisienne, à cet égard, ne peut être que profondément différente des trajectoires londonienne, berlinoise, new-yorkaise, etc.

(b) La polarisation économique croissante dans les métropoles résulte moins, à mon sens, de la concentration de quelques secteurs particuliers fortement internationalisés que d'un phénomène, beaucoup plus général, de congruence entre le milieu métropolitain et les nouvelles dynamiques du développement économique induites, directement et indirectement, par l'internationalisation (nouvelles sources et nouvelles formes de la compétitivité, nouvelles organisations de la production, de l'échange, de la consommation).

Explicitons brièvement cette thèse. Elle part du constat que la "mondialisation" ne se limite pas au champ des marchés effectivement mondiaux (certains segments des marchés financiers, les marchés de matières premières ou des "commodités") ni à l'espace des firmes multinationales mondialisées. De fait, comme le soulignent volontiers les économistes réticents par rapport à la thématique de la mondialisation, ces marchés et ces segments de l'activité représentent statistiquement une couche relativement mince à la surface de formes économiques beaucoup plus segmentées, de court ou moyen rayon, et il est absurde de rendre la "mondialisation" responsable de phénomènes qui relèvent principalement de régulations nationales ou "régionales" (comme le chômage, par exemple). Mais la transformation profonde des univers concurrentiels dans lesquels doivent se mouvoir désormais les firmes internationalisées des pays développés n'en constitue pas moins un changement majeur, qui a de multiples conséquences en cascades successives — via les réseaux de fournisseurs ; mais aussi à travers le comportement des consommateurs — et qui change profondément les relations des firmes et des organisations productives aux territoires. Esquissons cette chaîne causale en cinq points :

(a) Le passage d'oligopoles nationaux régulés et stabilisés à des oligopoles mondialisés beaucoup plus instables s'est traduit pour les grandes firmes — et, indirectement, pour leurs fournisseurs et leurs sous-traitants — par une concurrence à la fois plus intense et plus complexe. Alors que coexistaient traditionnellement deux univers — celui de la concurrence par les prix et celui de la concurrence par la différenciation (ou la "qualité" au sens large) — les grandes firmes actuelles perdent la maîtrise de leurs prix et doivent pratiquer simultanément ces deux types de compétition. Pour les grandes entreprises franç aises, fortement taylorisées pendant les "trente glorieuses", la sortie de la crise par le haut, c'est-à-dire par la qualité et par l'innovation, est la seule voie praticable, surtout si l'on tient compte de la forte valeur de la monnaie. Pour les firmes allemandes, la situation est en quelque sorte symétrique. Axées depuis longtemps sur la différenciation et la qualité, elles découvrent dans la douleur la nécessité de baisser drastiquement leurs coûts.

(b) Cette mutation de l'univers concurrentiel impose une révision profonde des schémas organisationnels. Les organisations reposant sur des segmentations stables et rigides— une forte coupure entre conception et réalisation, entre réalisation et commercialisation — permettaient soit de réduire les coûts, soit d'assurer la qualité, mais à coût élevé. Elles sont aujourd'hui contre-productives. Les expérimentations organisationnelles qui foisonnent dans les firmes visent donc principalement à résoudre la difficile équation combinant la baisse des coûts, l'élévation de la qualité, de la réactivité, de la diversité des produits, de la capacité d'innovation. Ces expérimentations articulent presque toujours deux tendances partiellement contradictoires : une recherche d'intégration par des synergies plus élevées entre toutes les phases du processus productif ; une recherche de décentralisation, passant par l'externalisation des activités considérées comme non stratégiques, par la mise en réseau d'unités plus ou moins "autonomes", afin de réduire la complexité et de diffuser dans l'épaisseur des organisations les nouveaux impératifs concurrentiels.

(c) A la productivité des opérations, socle de la compétitivité "taylorienne", se substitue ainsi de plus en plus une performance complexe fondée sur les relations, c'est-à-dire sur ce qui se passe entre les opérations productives proprement dites et entre les différents acteurs des cycles productifs. On peut illustrer ce basculement fondamental par quelques exemples : le décloisonnement des relations entre les "fonctions" au sein des firmes comme facteur principal de l'augmentation de la qualité ou de la réactivité; les relations entre les firmes, leurs fournisseurs et leurs clients comme élément moteur de l'innovation ; la qualité et la densité des communications entre les acteurs gravitant autour des systèmes techniques comme facteur d'élévation de la fiabilité de ces systèmes, et donc d'économie de capital, point crucial dans une économie de plus en plus capitalistique. Bien évidemment ce caractère relationnel des fondements de la compétitivité est également central dans les activités de service, où les notions traditionnelles de "productivité" sont de plus en plus difficiles à cerner ().

(d) Cette dimension relationnelle de la compétitivité explique elle-même, pour l'essentiel, la permanence, voire l'accentuation des ancrages territoriaux dans une économie qu'on a tendance, si l'on s'en tient à une vue superficielle, à imaginer comme de plus en plus détachée du territoire, foot-loose. Le territoire reste en effet un fournisseur privilégié des ressources relationnelles dont les firmes nourrissent leur compétitivité, sans toujours en avoir clairement conscience. Mais il est important d'ajouter tout de suite que ces mécanismes peuvent prendre des formes socio-spatiales diverses. Dans certains cas, la ressource territoriale va s'affirmer surtout à travers des processus coopératifs non-marchands — des "externalités relationnelles" — dont un bon exemple est fourni par les fameux districts néo-marshalliens de l'Italie du Nord et du Centre. Dans ces structures, dont on retrouve des exemples au sein des grandes métropoles, comme les districts traditionnels de l'habillement à Paris ou à New York (), ou les districts technologiques métropolitains, les liens de confiance, les processus d'apprentissage et d'innovation explicitement mutualisés jouent un r™le central (). Mais la logique de concentration métropolitaine n'est pas fondamentalement de ce type. Il y a des districts dans les métropoles, mais les métropoles (en tous cas, les métropoles de type parisien) ne sont pas des super-districts. Elles favorisent toutes sortes de synergies hors marché, mais l'efficacité relationnelle y passe surtout par le foisonnement et la flexibilité des relations contractuelles et des relations marchandes, appuyées sur des processus de spécialisation sophistiqués. Il est évident, par exemple, que les tissus métropolitains favorisent puissamment le développement de l'externalisation (parce que des marchés de prestations spécialisés peuvent se créer), la multiplication de structures en réseaux à géométrie variable permettant de décomposer et de recomposer à moindre coût les chaînes de valeur et les chaînes d'acteurs correspondantes.

Il faut insister sur ce point. Si la métropole devient la forme spatiale dominante c'est parce qu'elle offre, dans ce nouveau contexte, à la fois plus de marché et plus d'externalités, de multiples natures. Il faut se défaire de l'image spontanée qui voudrait que l'extension des relations de marché aille de pair avec la réduction en peau de chagrin des régulations qui ne passent pas par le marché. La métropole moderne est d'abord, comme les villes l'ont toujours été, une formidable machine à "marchandiser" les activités et les relations. Mais le déploiement du marché, s'il lamine certains modes traditionnels de coopération entre les acteurs, ne va pas sans mobiliser de multiples ressources socialisées hors-marché, — infrastructures techniques et sociales, institutions et conventions permettant la circulation fiabilisée de connaissances explicites ou tacites. Par exemple, on peut penser que dans le contexte à la fois instable et culturellement bigarré de nombreuses activités globalisées, le bilinguisme (au sens littéral et métaphorique) des immigrés et les relations de confiance qui existent au sein des diasporas sont des éléments tout à fait essentiels de succès dans l'ordre marchand métropolitain (). Les métropoles sont ainsi des lieux où les structures bureaucratisées des grandes firmes — dans lesquelles la cohésion sociale et la loyauté restent fragiles — coexistent et parfois trouvent la possibilité de s'articuler avec des réseaux d'affaires de nature non-bureaucratique, mais qui jouent un rôle essentiel dans l'économie mondiale.

(e) Enfin, il faut considérer l'efficacité des économies métropolitaines non seulement au regard des synergies existant à une date donnée, mais en relation avec les potentiels de flexibilité à moyen terme et de réversibilité des choix dont ces économies sont porteuses. Là encore, l'augmentation de flexibilité peut relever de processus de mutualisation explicitement assumés par des communautés — comme c'est le cas dans les districts — mais aussi de mécanismes marchands qui fonctionnent comme des assurances. En particulier, le fait d'avoir affaire, au sein des tissus métropolitains, à des marchés du travail à la fois très étendus en volume et très différenciés en qualifications est un atout crucial pour des firmes qui ne savent pas de quelle main-d'oeuvre elles auront besoin dans dix ou vingt ans — ni en quantité, ni en qualité. A contrario, on comprend bien que les petits marchés du travail conduisent à des engagements de fait entre les firmes, les salariés et les sociétés locales, qui sont des facteurs d'enracinement positifs, mais aussi de rigidités perç ues comme très négatives en période de marchés instables. Ces mécanismes jouent, de manière symétrique pour les individus et les ménages, surtout si on prend en compte la bisalarisation croissante, dans les ménages, qui favorise les grands marchés du travail où la probabilité de trouver des emplois pour les deux conjoints est très fortement augmentée, surtout si ces emplois sont très qualifiés ().

La métropole, en définitive, tire sa puissance d'attraction du fait qu'elle permet aux firmes de jouer sur plusieurs tableaux à la fois : elle donne accès à bas prix à des ressources relationnelles (marchandes et non-marchandes) très diversifiées ; dans le m me temps, elle leur permet de ne pas se lier de manière trop forte à des territoires ou à des sociétés locales.

2. De l'économie à la socio-économie métropolitaine

 

2.1. Plus de coopération, moins de liens

En soulignant les liens génériques profonds entre la métropole et des phénomènes comme la monétarisation, l'intellectualisation et l'objectivation des rapports entre individus, Simmel a magnifiquement montré, au début du siècle, que la métropole n'est pas seulement le lieu physique de la modernité, mais qu'elle en représente et en faç onne les structures et les dynamiques. Il est clair aussi que les processus métropolitains fournissent des illustrations particulièrement frappantes des mouvements de radicalisation de la modernité — plutôt que d'émergence de la post-modernité — tels que les analyse Giddens ("dé-localisation" et "réflexivité" croissantes) (). On peut actualiser ce constat en notant combien les logiques générales qu'on vient d'évoquer — et qui expliquent pourquoi les firmes et les individus tendent à s'agglomérer dans les très grandes villes — sont congruentes avec les dynamiques de fond qui remodèlent aujourd'hui les organisations socio-productives et aussi la conduite de vie des individus (conduite forcée ou volontaire). Le terme de "flexibilité" s'impose à cet égard, mais il est trop vague et trop générique. Car le contexte présent ne se caractérise pas uniquement par la variabilité des configurations organisationnelles, l'érosion des normes stabilisées de division du travail, la flexibilisation des rapports contractuels et particulièrement des rapports d'emploi, l'érosion des protections et le report sur les individus de la charge de l'incertitude économique. Ces tendances existent, mais elles s'accompagnent de l'augmentation, et non de la diminution, du degré d'interdépendance et souvent de la densité coopérative entre les individus, au sein des organisations et entre les organisations.

Le fil conducteur que l'on peut ici suivre, c'est celui que nous avons esquissé à la fin du paragraphe précédent : celui de la dialectique entre le rôle croissant des ressources relationnelles et la réduction des engagements. Si l'on considère les lignes de force des nouvelles organisations en réseau qui se développent dans les firmes, dans les chaînes économiques en général, on constate que toutes ces tendances ont en commun de chercher à marier un niveau élevé de coopération et un niveau faible d'engagement réciproque dans la durée entre les acteurs de ces coopérations. Ceci constitue le trait commun à trois grandes évolutions actuelles qui modifient en profondeur les cadres d'activité (et d'emploi) : la substitution croissante de réseaux d'unités orientées vers le marché, pluri-fonctionnelles et reliées par des liens contractuels, aux structures hiérarchiques traditionnelles ; la multiplication des structures de type "projet", réunissant des collectifs à géométrie variable autour de tâches très contraintes mais éphémères ; la réorganisation incessante des processus autour de chaînes de valeur plus ou moins décomposées et le jeu permanent entre internalisation et externalisation. Dans ces structures, la performance se réalise bel et bien dans l'efficacité relationnelle (plus que dans la productivité traditionnelle des tâches isolées), mais la relation reste provisoire, réversible. Et elle se détache, le plus souvent, des liens extra-économiques, des identités d'appartenance, des formes communautaires (). Comme F. de Coninck l'a bien montré, le problème crucial des firmes (ou des réseaux) est alors de réaliser des tâches et des performances de plus en plus exigeantes en termes d'intégration coopérative avec des acteurs sociaux de plus en plus éclatés (en partie du fait même des nouvelles organisations, mais pas uniquement) ().

Les nouveaux schémas productifs, profondément homogènes à l'univers métropolitain, s'opposent ainsi trait pour trait aux schémas dominants des "trente glorieuses". Aujourd'hui: exigences de coopération intense, sur fond de liens sociaux faibles. Hier : exigences de coopération médiocres, sur fond de liens forts. Dans l'univers taylorien, celui des usines dans les villes moyennes ou dans les zones rurales, le travail est très segmenté, les cloisonnements organisationnels et professionnels sont profonds, contre-productifs, mais les liens entre personnes restent puissants et durables, même quand ce sont des liens d'opposition ! Dans la firme-réseau, l'intensité de la coopération "technique" est forte, les frontières des entités organisationnelles et professionnelles sont fluides, mais les relations entre acteurs restent strictement cantonnées dans la durée et dans l'espace de la tâche commune, et elles tendent à se modeler sur ce que Habermas qualifie d'interaction "stratégique".

Bien entendu, dans la pratique, toutes ces formes continuent à s'enchevêtrer, et l'une des difficultés profondes auxquelles se heurtent aujourd'hui les grandes firmes tient sans doute à la coexistence de conceptions très diverses de ce que sont et de ce que doivent être les liens entre acteurs d'un même processus productif. Pour les uns, l'entreprise est encore perç ue sur le mode d'une institution garante d'identité et donc de durée. Pour d'autres, elle n'est qu'un mécano organisationnel tendu vers un but, dans lequel il convient d'optimiser sa position et sa trajectoire — en sachant que les configurations de coopération et de concurrence sont, par nature, mouvantes. Il est clair, d'autre part, que le comportement moderniste acceptant ou revendiquant la précarité des liens ne va pas sans risques ni sans tensions internes pour les organisations. Le déclin des valeurs de loyauté, les tentations du comportement en "passager clandestin" (profiter de l'organisation sans en payer le prix), l'ethos mercenaire menacent la cohésion sociale mais aussi la convergence des grandes firmes-réseaux, c'est-à-dire l'efficacité de la coopération. Cela explique l'accent mis par de nombreuses firmes sur la "culture" ou les "valeurs" communes. Bien entendu, il ne faut pas surestimer l'impact de ces montages idéologiques. Mais il ne faut pas, en sens inverse, exagérer les risques de divergence. Apr s tout, la preuve est faite sous nos yeux que de vastes organisations peuvent  tre puissamment efficaces sans le soutien des sentiments ou des comportements "communautaires". Le prix de cette efficacité est, il est vrai, de plus en plus payé par les individus. Si les uns s'accommodent de la mobilité des liens, y trouvent avantage et excitation, beaucoup d'autres vivent péniblement l'obligation permanente de résultat, le tabou de l'échec, la nécessité de séduire en permanence les chefs et les coll gues des collectifs de travail — autant de caractéristiques de l'univers des réseaux, o la répartition des compétences et des pouvoirs n'est plus fixée dans une division du travail administrée mais se déplace de mani re fluide au profit de certains p™les ou nÏuds, au détriment des autres, créant ici de l'élitisme, et ailleurs de l'exclusion d'autant plus durablement et solidement que ces effets de réseaux sont largement auto-organisés ().

2.2. De nouvelles formes d'"entreprises"

S'agissant de la situation des entreprises et des entrepreneurs dans les métropoles, on peut ajouter aux remarques générales qui précèdent quelques notations plus précises. D'abord, la métropole fait émerger des figures d'entrepreneur et des formes d'entreprise qui sont profondément immergées dans la cité, non pas seulement au plan matériel (des entreprises urbaines par leur objet, transports, construction, équipements, peuvent se comporter comme des forteresses traditionnelles), mais au plan sociologique, socio-politique et socio-économique. S'il est vrai que la dynamique métropolitaine vient de sa capacité à lier en profondeur les mécanismes du marché et toutes sortes d'"externalités", on comprend que les entreprises gagnantes dans ce contexte sont précisément celles qui, à leur propre niveau, maîtrisent et valorisent le mieux cette articulation, c'est-à-dire savent utiliser à plein le marché et la concurrence tout en exploitant les ressources non-marchandes de leur environnement. Je rejoins ici l'idée proposée par T. Negri de l'"entrepreneur politique", dont la fonction n'est plus seulement ­— ni même prioritairement — d'organiser techniquement et économiquement la production, mais d'assurer les conditions socio-politiques de celle-ci, conditions en partie "internalisées" dans l'organisation, où l'"intérieur" communique de manière capillaire avec l'"extérieur" (). Dans ces configurations l'entreprise n'apparaît plus seulement comme une unité close de nature strictement technico-économique, qui aurait, dans un deuxième temps, à se confronter à des conditions sociales ou politiques externes, mais comme une unité ouverte, dont la réussite repose sur la capacité à tresser intimement les variables internes et les variables externes de l'efficacité. Negri illustre son propos par une structure de "district" dans la ville comme le Sentier parisien. Mais ces remarques s'appliquent également, me semble-t-il, à des configurations très différentes, comme celles des grandes entreprises de transport urbain qui tentent aujourd'hui de repenser les problèmes de sécurité qu'elles rencontrent non pas seulement comme une contrainte externe, mais comme un élément crucial de leur propre production et de leur propre efficacité.

Une deuxième notation relative aux rapports entreprises-métropole concerne les frontières des firmes, dans le temps et dans l'espace. La métropole n'est pas seulement le lieu privilégié pour expérimenter la décomposition des chaînes de valeur, elle fait également apparaître des exigences ou des possibilités spécifiques de synthèse, de recomposition. D'un côté, de grands évènements comme le Mondial de football impliquent des coopérations extrêmement complexes mettant en jeu une multitude d'acteurs privés et publics, pour des périodes limitées, ce que certains qualifient d'"entreprise démontable", et qui est loin d'être exceptionnel. D'un autre côté, la vie économique et sociale des métropoles s'organise en grande partie autour de "pôles", de "complexes" ou de "plates-formes", où de multiples acteurs se réunissent autour d'infrastructures communes, délivrent des biens et des services diversifiés, isolables, mais concourent néanmoins à la création de valeurs d'usage, sinon d'échange, communes et indivisibles. Le cas exemplaire est ici, bien sûr, celui des complexes d'échanges de transport qui ont donné lieu, au cours de la dernière décennie, à de nombreuses réflexions et expérimentations (). Mais des plates-formes comme celle de Rungis et d'Orly, le pôle de Roissy, le pôle de Disneyland mériteraient également des examens approfondis, en tant que formes d'agglomération d'activités et de services non réductibles aux logiques traditionnelles des districts manufacturiers et en tant que lieux d'apprentissage de formes émergentes de co-production (.

2.3. De l'économie des services à l'économie de service ?

 

Terminons par quelques remarques sur les métropoles et les services. Chacun sait, et les statistiques confirment, que les métropoles concentrent et parfois monopolisent certains services avancés aux entreprises, que les services à la population y sont plus sophistiqués (en raison des revenus plus élevés et de la taille des marchés de consommation) et que les nouveaux services y amorcent en général leur développement (). La lutte permanente qui se joue dans la vie urbaine entre l'exigence de mobilité spatiale et la nécessité de gagner du temps est, en particulier, un stimulant très puissant pour l'innovation dans les services. On notera tout de même, au passage, que, dans le cas franç ais, la croissance des services en Ile-de-France a été, au cours des vingt dernières années, plus faible en moyenne que dans les autres régions. (De 1975 à 1995, les taux annuels moyens de croissance, en emplois, ont été, pour l'industrie : - 2,2 % en Ile-de-France, - 1,3 % dans les autres régions ; pour les services : + 1,4 % en Ile-de-France, + 2,3 % en dehors de la région capitale) ().

Mais, au-delà des approches sectorielles et des chiffres — très difficile à interpréter tant les frontières entre la sphère des "services" et celle de l'"industrie" sont indécises et poreuses, — la question intéressante est de savoir comment la métropole participe au développement d'une économie de service, et pas seulement des services, c'est-à-dire à la construction de nouvelles formes d'interaction effective entre les offreurs et les usagers. Il importe en effet de distinguer entre la vente de services pré-définis — sans rétroaction des usages sur la conception du produit, même si la délivrance du service peut passer par des formes interpersonnelles complexes — et la mise en oeuvre d'un véritable processus de service comme chaîne d'activités de conception et de mise en oeuvre intégrant l'expression de la demande et des pratiques d'usage.

La grande ville a ceci de particulier qu'elle permet le traitement massifié de certaines exigences de services, et donc de formidables possibilités de les formater techniquement à travers des systèmes lourds permettant des économies d'échelle, dans lesquelles la rétroaction des usages devient pratiquement impossible. Elle favorise aussi l'émergence de niches correspondant à des services dont la marchandisation serait impensable dans d'autres contextes (Simmel cite avec humour le cas du "quatorzième" à Paris, personnes qui se tiennent prêtes en costumes à participer à des dîners où l'on se trouve treize à table). Mais, pour ces niches elles-mêmes, la relation de service se réduit le plus souvent à la vente de services normés et différenciés, éventuellement assortis, d'une certaine dose de "sur-mesure". A ces modes traditionnels de développement des services, qui ne se distinguent guère, au fond, de ceux des biens manufacturiers, on pourrait opposer des modes fondés sur l'exploration par essais-erreurs de réponses à des exigences mal définies, dont la formalisation se concrétise progressivement en cours d'action. Ce processus expérimental de découverte et d'ajustement mutuel entre des acteurs n'est pas sans rappeler celui qui se déroule sur les "marchés" de la culture, ou encore dans les sphères où l'innovation-technique, trop risquée et/ou trop riche de potentialités impossible à cerner par avance, se fige et se contextualise pas à pas, par l'interaction prudente et progressive d'offreurs et d'utilisateurs, au sein de cadres coopératifs bâtis à cet effet. La définition des tâches et des métiers (encore flous) liés à la sécurité dans les transports publics est de ce type, et c'est ce qui en rend les expérimentations passionnantes. En tous cas, il s'agit là de modalités de création de formes économiques dont la forte dépendance aux conditions sociales et institutionnelles devrait nous conduire à récuser les images trop simples d'une économie (métropolitaine) comme face-à-face marchand de producteurs et de clients indépendants.



Références

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. Après une période d'internationalisation très poussée à la fin du siècle dernier et au début de ce siècle, l'entre-deux-guerres et les décennies d'après-guerre ont connu un repli des économies dans les cadres nationaux, avant la ré-ouverture dans les années 70-80 (Hirst, Thompson, 1996).

. Les 100 premières entreprises britanniques ont un chiffre d'affaires cumulé qui équivaut à 85 % du PIB britannique, mais n'assurent que 17 % de l'emploi national (calculs effectués par S. Richard à partir du classement 1998 du Financial Times).

. Davezies, 1998.

. L"essentiel de ces données viennent de synthèses opérées sous la direction de P. Beckouche pour la préparation du CIAT Ile-de-France, données non publiées à ce jour.

. Voir Piketty, 1997

. Dans ce paragraphe, je me borne à résumer très schématiquement les thèses développées dans Veltz, 1996 ; je me permets donc de renvoyer le lecteur à cet ouvrage pour une analyse moins squelettique.

. Voir Sassen, 1991 ; Knox, Taylor, 1995.

. Gadrey, 1996.

Pour une analyse de ces univers, véritables laboratoires historiques de la flexibilité, voir Green, 1998.

. Pour une présentation théorique détaillée, voir Storper, 1997.

. Voir notamment Cohen, 1997.

. Veltz, 1993.

. Giddens, 1994.

. R. Sennett en fournit de belles illustrations dans son dernier livre. Sennett, 1998.

. De Coninck, 1995.

. L'analyse de la co-évolution entre les formes organisationnelles et les styles de travail et de vie des individus sort des limites de cette épure : mais il faut insister sur le fait que des éléments comme le rapport à la flexibilité et à la sécurité des individus ne sont pas seulement des conséquences plus ou moins mécaniques des évolutions de la sphère économique, mais s'articulent à bien d'autres formes de l'individualité contemporaine.

. Negri, 1996.

. Voir notamment Joseph, al, 1995.

. Ces pôles et plate-formes tiennent une place très importante dans l'évolution de l'emploi francilien.

. Ceci n'est pas toujours exact, et il serait intéressant de "localiser" l'émergence des services liés ààl'Internet.

. La tertiarisation relative plus forte de l'Ile-de-France résulte donc plus de l'ampleur particulière de la désindustrialisation que de la croissance propre des services.

 

. Après une période d'internationalisation très poussée à la fin du siècle dernier et au début de ce siècle, l'entre-deux-guerres et les décennies d'après-guerre ont connu un repli des économies dans les cadres nationaux, avant la ré-ouverture dans les années 70-80 (Hirst, Thompson, 1996).

. Les 100 premières entreprises britanniques ont un chiffre d'affaires cumulé qui équivaut à 85 % du PIB britannique, mais n'assurent que 17 % de l'emploi national (calculs effectués par S. Richard à partir du classement 1998 du Financial Times).

. Davezies, 1998.

. L"essentiel de ces données viennent de synthèses opérées sous la direction de P. Beckouche pour la préparation du CIAT Ile-de-France, données non publiées à ce jour.

. Voir Piketty, 1997

. Dans ce paragraphe, je me borne à résumer très schématiquement les thèses développées dans Veltz, 1996 ; je me permets donc de renvoyer le lecteur à cet ouvrage pour une analyse moins squelettique.

. Voir Sassen, 1991 ; Knox, Taylor, 1995.

. Gadrey, 1996.

Pour une analyse de ces univers, véritables laboratoires historiques de la flexibilité, voir Green, 1998.

. Pour une présentation théorique détaillée, voir Storper, 1997.

. Voir notamment Cohen, 1997.

. Veltz, 1993.

. Giddens, 1994.

. R. Sennett en fournit de belles illustrations dans son dernier livre. Sennett, 1998.

. De Coninck, 1995.

. L'analyse de la co-évolution entre les formes organisationnelles et les styles de travail et de vie des individus sort des limites de cette épure : mais il faut insister sur le fait que des éléments comme le rapport à la flexibilité et à la sécurité des individus ne sont pas seulement des conséquences plus ou moins mécaniques des évolutions de la sphère économique, mais s'articulent à bien d'autres formes de l'individualité contemporaine.

. Negri, 1996.

. Voir notamment Joseph, al, 1995.

. Ces pôles et plate-formes tiennent une place très importante dans l'évolution de l'emploi francilien.

. Ceci n'est pas toujours exact, et il serait intéressant de "localiser" l'émergence des services liés ààl'Internet.

. La tertiarisation relative plus forte de l'Ile-de-France résulte donc plus de l'ampleur particulière de la désindustrialisation que de la croissance propre des services.